EDF ou l’Union européenne, il ne peut en rester qu’un

Poussé par Bruxelles, le projet Hercule nous rappelle une nouvelle fois que le maintien des services publics est fondamentalement incompatible avec la logique supranationale dans laquelle s’est engagé le pays ces dernières décennies. Troisième et dernière contribution consacrée cette semaine au dossier EDF.

Front populaire, le 26 février 2021
Timo Bouvard
Commission Énergie et Écologie

DEPUIS plusieurs mois, le destin de notre électricien national se joue en coulisse. La Commission européenne souhaite profiter des difficultés actuelles d’EDF pour lui imposer un plan de restructuration qui acterait définitivement la fin du service public de l’électricité. L’ensemble de ses activités, regroupées jusqu’au début des années 2000 au sein d’un même établissement public, seraient désormais réparties en trois sociétés distinctes dont deux largement ouvertes aux capitaux privés. Le tout serait chapeauté par un holding dépouillé de toute prérogative industrielle, permettant ainsi d’empêcher l’établissement d’une stratégie de groupe. Désastreux pour les salariés, catastrophique pour les contribuables comme pour les usagers, il s’agirait néanmoins d’un très bel accomplissement pour Bruxelles. Le couronnement de vingt ans de dur labeur à s’appliquer à déconstruire ce monopole public qu’ils ont longtemps considéré comme « le premier obstacle à la construction de l’Europe » (selon les mots prêtés à Mario Monti, commissaire européen à la Concurrence de 1999 à 2004).

Ce colbertisme qui leur répugne

Mais commençons par reposer le contexte. Électricité de France avait été créée à la Libération à partir de la nationalisation des biens de centaines de sociétés privées de production, transport et distribution d’électricité. Grande époque du gaullo-communisme, il s’agissait évidemment d’une période où le rapport de forces penchait beaucoup plus du côté des étatistes que des libéraux. Mais, au-delà des considérations idéologiques, il se trouvait qu’instaurer un monopole dans ce domaine était, du point de vue économique, le choix le plus rationnel. Notamment parce que ce secteur fait partie de ceux que l’on désigne en macroéconomie de « monopole naturel » : sans intervention de l’État, il y aura toujours une entreprise pour absorber toutes les autres par le jeu des forces du marché – le monopole se reconstituant « naturellement ». Ce processus est caractéristique des activités qui impliquent de lourds investissements dans les réseaux, incluant donc par exemple le transport ferroviaire, les télécommunications ou la distribution de gaz.

Ainsi, dans ces secteurs, la domination du marché par un seul acteur sur un territoire donné constitue en théorie le mode d’organisation économiquement optimal. Il peut néanmoins parfois y avoir une logique à créer artificiellement de la concurrence, dans le cas où l’on considérerait qu’elle pourrait apporter suffisamment de bienfaits sur d’autres points pour compenser la « désoptimisation » du système qu’elle implique. Car il faut bien reconnaître que le marché possède aussi des vertus et que la gestion publique a des limites. Lorsque le contexte s’y prête, la concurrence peut permettre de stimuler l’innovation, de baisser les coûts et de proposer une offre de services plus large. Ainsi, parmi les innombrables privatisations qui ont eu lieu ces dernières décennies, on doit bien reconnaître que certaines ont eu des effets bénéfiques pour les consommateurs, même si l’on peut regretter leurs conséquences sur d’autres aspects.

Depuis 2011, l’entreprise est contrainte de vendre à « prix d’ami » une certaine quantité d’énergie aux autres fournisseurs.

Dans le cas de l’électricité, en France, aucune entreprise ne pouvait envisager de rivaliser avec EDF, que ce soit sur les activités de transport et distribution (associées au réseau), mais également sur celles de production et commercialisation. Dépecer l’électricien en petites entités indépendantes et ouvrir leur capital au marché étaient des préalables inévitables, mais cela ne pouvait pas suffire. L’État a donc dû mettre en place des mesures ayant pour objectif de plomber l’opérateur historique, de manière à ce que des concurrents puissent se hisser à sa hauteur. Ainsi, depuis 2011, l’entreprise est contrainte de vendre à « prix d’ami » une certaine quantité d’énergie aux autres fournisseurs dans le cadre du dispositif ARENH. Un tarif fixé à un montant bien trop faible pour pouvoir équilibrer son budget dans le contexte actuel, ce qui explique en partie le fait que sa dette ne cesse de s’alourdir [1]. Mais, pour le renégocier, il faut bien faire des concessions à la Commission européenne… qui se retrouve alors en position de force et peut exiger de pousser encore un peu plus loin son démantèlement. Finalement, il est facile de dresser la liste des pertes induites par la démolition de ce fleuron, mais il faut beaucoup plus d’imagination pour entrevoir les bénéfices qu’elle pourrait apporter. Au niveau économique, la mise en place de ce simulacre de concurrence conduit à des antagonismes considérables, si bien que personne ne peut imaginer sérieusement que cela pourrait se matérialiser par une baisse du prix de l’électricité pour l’usager.

1. Par exemple, lorsque le prix du marché est à 60 €/MWh (comme c’était le cas en novembre 2018), les concurrents peuvent se fournir au tarif ARENH de 42 €/MWh et EDF a donc un manque à gagner de 18 €/MWh. Voir : https://blogs.mediapart.fr/francois-dos-santos/blog/110720/edf-et-le-spectre-de-l-endettement-depasser-la-finance-de-court-terme

EDF, notre martyr

Cet entêtement maladif à vouloir détruire une organisation qui fonctionnait très bien ne peut se comprendre qu’en ayant à l’esprit que l’Union européenne a été, dès ses origines, bâtie comme une machine à imposer et organiser la concurrence. Tous les traités ont été rédigés en partant du postulat que le marché serait en toute circonstance plus efficient que l’État pour organiser l’économie. Ainsi, pour le petit monde bruxellois, il va de soi que le bien-être des peuples européens passe par la mise en place d’un marché pur et parfait à l’échelle du continent. Faire de ce rêve une réalité, c’est la mission sacrée dont ils se sentent investis et qui donne sens à leur existence. Et, bien sûr, la foi, cela ne se marchande pas (savoureux paradoxe). Une fois que l’on a posé cette doctrine en dogme, il n’est plus envisageable de faire du cas par cas. Tolérer des exceptions, qu’il s’agisse d’EDF, de GDF ou de la SNCF, donc admettre que dans certaines situations l’existence de monopoles publics a toute sa pertinence, cela reviendrait à se renier soi-même.

La haine dont fait l’objet notre électricien national à Bruxelles vient certainement du fait que, de ce point de vue, celui-ci rassemble tous les traits de l’hérétique. Alors certes, ils n’ont pas caricaturé leur prophète – personne n’a dessiné le postérieur de Jean Monnet – mais le blasphème qu’on leur reproche est encore pire. En fait, le simple fait que cette entreprise ait pu être une réussite était une insulte à leurs croyances. Car EDF, c’était justement la démonstration par l’exemple que la puissance publique pouvait parfois s’avérer aussi bon voire meilleur gestionnaire que le privé, qu’il pouvait réussir à mettre en place des organisations très efficaces, à se positionner à la pointe de l’innovation et à proposer des services d’excellente qualité. Notre pays ayant pu bénéficier d’un coût du kWh parmi les plus faibles d’Europe malgré des sous-sols peu garnis, son modèle risquait même de constituer une référence [2]. Le succès d’EDF posait donc à l’UE des questions d’ordre existentiel, il risquait de mettre en péril les dogmes sur lesquels reposait sa légitimité. Bref, l’abattre était pour eux une question de survie, il n’y avait pas la place pour les deux.

2. En 2019, les ménages français ont payé leur électricité 0,177 €/kWh, contre 0,309 €/kWh en Allemagne et en moyenne 0,216 €/kWh dans l’UE. Voir : https://selectra.info/energie/guides/tarifs/electricite/comparaison-europe

L’éternelle comédie des tartuffes

Si aujourd’hui le combat est principalement mené par les syndicats, on imagine bien que dès que le plan sera officialisé, toute l’opposition de gauche et de droite montera au créneau pour exprimer son indignation, comme cela avait été le cas en 2018 au moment du projet de loi sur le changement de statut de la SNCF. On entendra de nouveau toutes ces belles âmes nous assurer que si c’était eux qui étaient aux commandes, ça ne se serait sûrement pas passé comme ça, ils auraient tapé du poing sur la table, ils auraient froncé très fort les sourcils, et Ursula (ndlr : Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne) aurait bien vu de quel bois ils se chauffent. Par contre, jamais un mot pour reconnaître la responsabilité qui leur incombe. Et pourtant, même sans aller jusqu’à y inclure tous ceux qui ont participé à l’avènement de l’Union européenne telle qu’on la connaît, peu de formations politiques peuvent s’enorgueillir de n’avoir jamais cautionné ces politiques d’ouverture à la concurrence.

L’existence de monopoles publics au niveau national s’avère peu compatible avec l’établissement d’un marché unique.

On peut d’ailleurs rappeler que lorsque Jospin a engagé la France à ouvrir le secteur de l’énergie au marché en 2002 à Barcelone, il s’agissait du gouvernement de la « gauche plurielle » incluant des ministres communistes, écologistes, et aussi un certain Jean-Luc Mélenchon. Mais si leurs piaillements ne méritent pas le moindre crédit, c’est surtout parce qu’aujourd’hui encore ils ne remettent toujours pas véritablement en question la logique qui rend toutes ces politiques inévitables. Car, avant tout, il s’agit bien d’un problème d’ordre structurel. Quoi qu’on veuille, en pratique l’existence de monopoles publics au niveau national s’avère peu compatible avec l’établissement d’un marché unique à l’échelle du continent. Par ailleurs, la logique supranationale implique forcément une certaine convergence des organisations économiques des différents États membres, sachant que ce concept de services publics centralisés est assez exotique pour la plupart des pays d’Europe.

Alors certes, aujourd’hui il nous faut monter au front pour freiner autant qu’on le peut ce projet délétère. Mais il ne faut pas se faire d’illusion. Même son abandon total ne serait qu’une victoire temporaire, en tant qu’il permettrait seulement de repousser de quelques années l’échéance. Car la pression exercée par la Commission européenne pour libéraliser le secteur ne se tarira pas pour autant. Elle ne cessera que lorsque EDF aura été réduit en miettes, étalé sur la place du marché et livré aux plus offrants. Il faudra bien finir par s’y résoudre, ce n’est là que le prix à payer pour poursuivre ce « rêve » européen.

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