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Fiscalité : l’Union européenne à la chasse de la TVA immobilière
LA TVA sur les ventes et constructions d’immeubles a été introduite en France le 1er septembre 1963[1]. Pour quelle raison ? Parce que, dans la seconde partie du XXe siècle et sous l’impulsion de la pensée économique libérale, les conceptions ont évolué : l’immeuble n’est plus un simple objet de patrimoine, il est devenu aussi un objet de négoce, à l’égal d’un bien de consommation. Le cycle de production d’un immeuble était assimilé à celui d’une marchandise.
Le législateur fiscal estima ainsi que l’immeuble devait être considéré comme un objet de négoce au début de sa vie en raison du grand nombre de transactions généralement réalisées entre l’acquisition du terrain et la vente de la construction édifiée. Les ventes de terrains à bâtir et d’immeubles neufs (achevés depuis moins de cinq ans) relevaient donc de la TVA (dans l’ensemble, c’est encore le cas aujourd’hui). Les ventes des immeubles dits anciens (achevés depuis plus de cinq ans) étaient en revanche exclues de la TVA parce qu’elles portaient sur des objets du patrimoine — elles étaient soumises à un autre impôt : les droits d’enregistrement (et elles le sont encore aujourd’hui) [2].
Toutefois, en 1998, le régime de la TVA immobilière connut un changement substantiel : les terrains acquis par des particuliers en vue de la construction de leur maison d’habitation ont été exclus du champ d’application de la TVA immobilière [3].
Cette exclusion s’expliquait en partie par la technicité du régime de la TVA immobilière qui était difficilement compris par les particuliers. Par ailleurs, l’imposition des acquisitions de terrains à bâtir à la TVA au taux normal constituait un frein à l’accession à la propriété des personnes aux ressources modestes ou moyennes. Pour remédier à ces inconvénients, il a paru nécessaire au législateur fiscal de prévoir que les terrains acquis par les particuliers pour construire leur habitation ne seraient plus soumis à TVA [4].
1. À la faveur de l’article l’article 27 de la loi n° 63-254 du 15 mars 1963.
2. Marteau-Lamarche, « La réforme de la TVA immobilière, une révolution culturelle pour les notaires ? », Defrénois, 15 mars 2011, n° 5, p. 457.
3. Article 40 de la loi de Finances pour 1999 (L. n° 98-1266, 30 déc. 1998), entré en vigueur le 22 octobre 1998.
4. Guy Laval, J.-Cl. JurisClasseur Fiscal Chiffre d’affaires, Fasc. 2055, déc. 2018, n° 7.
1re charge de l’UE : l’acquisition d’un terrain à bâtir
C’est ce régime dérogatoire qui, en 2009, déclencha l’ire de la Commission européenne qui brandit alors l’arme du recours en manquement (TFUE, art. 258 et 259).
Pour la Commission, ce régime méconnaissait la directive TVA (adoptée en 1977 puis remaniée en 2006). La Commission a donc demandé à la France de modifier sa législation dans un délai de deux mois. Cette demande a été faite sous la forme d’un avis motivé, deuxième étape de la procédure d’infraction [1]. Si la France ne modifiait pas sa législation et sa pratique dans le délai indiqué, la Commission pouvait décider de porter l’affaire devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
La procédure n’alla pas à son terme car la France obtempéra et modifia sa législation en 2010 (ce fut la réforme de la TVA immobilière) [2]. La vente des terrains à bâtir aux particuliers revenait ainsi dans le giron de la TVA.
Bilan du match
UE-France : 1-0
1. Comm. CE, 20 nov. 2009, IP/09/1767.
2. Article 16 de la loi de finances rectificative pour 2010 (L. n° 2010-237), entré en vigueur le 11 mars 2010.
2e charge de l’UE : la revente post-VEFA
Cette charge fut indirecte en ce que, initialement lancée contre la Pologne, elle se répercuta sur la France.
En 2011, un contentieux opposa un contribuable polonais à l’administration fiscale polonaise et fut porté devant la CJUE, par la voie du renvoi préjudiciel en interprétation. Le litige se nouait autour de la notion « d’assujetti occasionnel ».
Dans le système européen, applicable en France depuis la réforme de 2010 donc, pour qu’une vente soit soumise à TVA, il ne suffit pas qu’elle porte sur un terrain à bâtir ou un immeuble neuf, il faut aussi qu’elle soit faite par un « assujetti à TVA » (CGI, art. 256). La vente est soumise à TVA si le vendeur est un assujetti à TVA.
Qu’est-ce que c’est qu’un assujetti à TVA ? Il est défini comme la personne qui se livre, de manière indépendante, à une activité économique (Directive TVA, art. 9 ; CGI, art. 256 A). En somme, il s’agit de distinguer l’entreprise, le professionnel, qui exerce une activité économique, du particulier qui gère son patrimoine privé. C’est que la TVA, c’est avant tout une affaire de professionnels (parce que c’est eux qui en sont les principaux bénéficiaires, la charge de l’impôt étant neutre à leur égard).
En droit fiscal, le critère d’habitude est un critère généralement retenu pour caractériser une activité professionnelle. L’exploitation d’une activité économique implique la répétition d’opérations dans le temps. Un assujetti à TVA c’est donc quelqu’un qui se livre de manière habituelle à l’exercice ou à l’exploitation d’une activité économique.
En théorie, la CJUE n’interdisait pas aux États d’user de la faculté laissée par la directive TVA mais dans les faits elle priva l’exercice de cette faculté de tout effet.
En principe, il ne devrait donc y avoir que des assujettis habituels. La notion d’assujetti occasionnel devait donc soit être exclue, soit être retenue à titre exceptionnel. Après d’âpres discussions entre les États membres, c’est cette dernière solution qui fut retenue lors de l’adoption de la directive TVA. L’article 12 de la directive TVA a donc laissé aux États membres la possibilité de considérer comme assujetti quiconque effectue, à titre occasionnel, une opération relevant d’une activité économique. En principe donc, la directive TVA laisse les États membres libres d’assimiler ou non les « assujettis occasionnels » aux « assujettis habituels ».
Lors de la réforme de la TVA de 2010, évoquée plus haut, le législateur français avait utilisé cette notion d’assujetti occasionnel dans une situation particulière : il s’agissait de « la livraison d’un immeuble neuf lorsque le cédant avait au préalable acquis l’immeuble cédé comme immeuble à construire » (CGI, anc. art. 257, I, 3, 2°), c’est-à-dire, en pratique, la vente par un particulier d’un bâtiment qu’il avait acquis en VEFA (vente en l’état future d’achèvement) et achevé depuis moins de cinq ans.
En clair, la France avait décidé de soumettre à TVA une opération, qui dans bon nombre de cas, était purement patrimoniale (un particulier qui revend simplement un immeuble). Normalement, la directive TVA lui accordait la faculté d’en décider ainsi, et le choix français n’était pas totalement incohérent : la vente post-VEFA est dans le prolongement du cycle de production de l’immeuble.
La Pologne avait aussi exercé cette faculté (mais elle le fit pour les terrains à bâtir). Bien mal leur en a pris !
Dans deux arrêts rendus de 2011 [1], la CJUE adopta un autre principe : lorsqu’un État membre a fait usage de l’option de taxer une opération réalisée par un « assujetti occasionnel », cette opération est effectivement soumise à la TVA sauf si elle constitue le simple exercice du droit de propriété par son titulaire (point 35 de l’arrêt). Ainsi, lorsqu’il s’agit d’une opération patrimoniale, un État membre ne devrait pas pouvoir taxer une opération immobilière, telle la livraison par un particulier d’un bâtiment acquis en VEFA et achevé depuis moins de cinq ans, même si cet État membre a introduit une règle spécifique en ce sens.
En théorie, la CJUE n’interdisait pas aux États d’user de la faculté laissée par la directive TVA mais dans les faits elle priva l’exercice de cette faculté de tout effet. Puisque dans l’écrasante majorité des cas, la revente post-VEFA intervient dans un cadre patrimonial.
Le législateur français, qui souhaita éviter une nouvelle fois un recours en manquement de la Commission, comprit très vite le message : en 2012, il abrogea le texte et supprima ainsi le régime particulier de la revente post-VEFA [2].
Bilan du match
UE-France : 2-0
1. CJUE, 2e ch., 15 sept. 2011, aff. C-180/10, Slaby et aff. C-181/10 , Kué.
2. Article 64 de la loi de Finances rectificative pour 2012 (n° 2012-1510 du 29 décembre 2012), entré en vigueur le 31 décembre 2012.
3e charge de l’UE : la TVA sur marge
Cette troisième charge a été lancée lors d’un rocambolesque imbroglio opposant, depuis 2016, le contribuable français à l’administration fiscale française sur l’une des deux bases d’imposition de la TVA immobilière : la marge (CGI, art. 268). Voir à ce sujet et pour plus de détails notre précédent article.
Pour résumer, la TVA sur marge, c’est la TVA du marchand de biens, donc une sorte de plus-value acquise par le bien entre l’achat et la revente. Pour que cette plus-value serve de base d’imposition à la TVA, il faut deux conditions : l’acquisition du bien n’a pas ouvert droit à déduction de TVA ; le bien doit être le même entre son acquisition et sa revente.
Le combat entre le contribuable et le fisc s’engagea sur cette dernière condition, dite d’identité, car elle ne résultait pas clairement du texte français (CGI, art. 268) et semblait donc être une exigence supplémentaire du fisc. À l’issue d’un abondant contentieux, le Conseil d’État, s’appuyant sur une interprétation des textes européens, finit par statuer en faveur du fisc. Mais, sans doute pris d’un doute, il préféra « en même temps » demander l’avis de la CJUE.
La réponse de cette dernière intervint le 30 septembre 2021 et laissa pantois les spécialistes et les acteurs du secteur immobilier. C’est sur la première condition (l’absence du droit à déduction) qu’ils furent pris à revers : la CJUE prenait l’exact contre-pied de ce que préconisait l’administration fiscale et donc de ce qui était pratiqué par les contribuables depuis plus de dix ans…
Le fisc disait : « Si le professionnel achète d’un particulier puis revend, il est en TVA sur marge. » Le juge européen vient dire : « Si le professionnel achète d’un particulier puis revend, il est en TVA sur prix. »
La garantie d’opposabilité peut-elle jouer à l’encontre des normes européennes ?
Alarmés par une telle situation, certains quémandèrent la bienveillance de l’administration fiscale, quémande qui prit la forme d’une question parlementaire adressée au ministre de l’Économie et des Finances.
La bienveillance requise était de faire jouer une règle particulière du droit fiscal français à l’encontre de la jurisprudence de la CJUE : cette règle particulière est ce qu’on appelle la garantie d’opposabilité de la doctrine administrative ; elle est prévue par l’article L 80 A du livre des procédures fiscale (LPF). Qu’est-ce que c’est que cette garantie d’opposabilité ? En clair, même si une prise de position officielle de l’administration est contraire à la loi, le contribuable peut s’en servir si elle lui est favorable et obliger les services fiscaux à l’appliquer (le contribuable oppose aux services fiscaux la doctrine officielle de leur hiérarchie). En somme, cette règle très particulière transforme, au profit du contribuable, les analyses administratives en des équivalents de la loi.
Cependant, dans le cas présent, la question parlementaire était très audacieuse car elle demandait d’aller à l’encontre, non plus de lois nationales, mais de normes communautaires, européennes, donc de règles supranationales…
Le Conseil d’État n’a pas encore eu l’occasion de se prononcer sur ce problème. Toutefois, l’un de ses rapporteurs publics avait manifesté une opinion négative : la garantie d’opposabilité ne pouvait jouer à l’encontre des normes européennes.
La réponse du ministre de l’Économie et des Finances prit plusieurs mois pour être émise et a fini par tomber tout récemment. L’administration fiscale affirma, de sa seule initiative, que son analyse initiale, pourtant contraire à la directive TVA telle qu’interprétée par la CJUE, était opposable par les contribuables aux services fiscaux.
Le régime de la TVA sur marge est donc sauvé de justesse par l’intervention de l’administration fiscale… Mais seulement pour un temps…
Bilan du match :
UE-France : 3-1
Vers une quatrième charge ?
Difficile de ne pas le reconnaître : la France, par l’intervention de son administration fiscale, joue avec le feu car elle s’expose à un recours en manquement de la Commission.
L’article L. 80 A du LPF ne permet pas de contourner ce manquement. D’une part, la CJCE a déjà sanctionné des solutions administratives françaises contraires au droit communautaire de la TVA. D’autre part, le juge interne a, selon la CJUE, pour mission d’assurer l’efficacité du droit communautaire. Aucun texte ni pratique jurisprudentielle ou administrative ne doit s’ériger en obstacle. De plus, la CJUE exige des juridictions nationales qu’elles relèvent d’office la violation du droit communautaire [1].
L’administration fiscale en a sans doute conscience. La garantie d’opposabilité qu’elle a ici octroyée n’est que provisoire : elle ne durera que jusqu’à l’intégration des conséquences de l’arrêt de la CJUE dans la base documentaire de l’administration fiscale, le Bulletin officiel des Finances publiques. Cette intégration se produira lorsque aura été rendu l’arrêt du Conseil d’État faisant suite à l’arrêt de la CJUE (la CJUE n’a fait qu’interpréter la directive TVA ; le Conseil d’État doit encore statuer concrètement dans l’affaire pour laquelle il avait demandé l’avis de la CJUE).
1. Yolande Sérandour, « Marges arrière » et TVA, Droit fiscal n° 2, 14 janvier 2010, 70, § 5.
Conclusion
1. Une volonté d’uniformisation de la CJUE
Finalement, il ressort de la jurisprudence de la CJUE que tout dispositif fiscal qui apparaîtrait comme exceptionnel, dérogatoire, différent doit être « gommé », supprimé, expurgé.
L’action de la CJUE est tout à fait conforme à l’idéologie dite « d’harmonisation » de la TVA. Comme la TVA nationale « doit être conforme à son modèle européen, il n’est pas excessif de prétendre que les textes de l’Union en la matière forment une espèce de supra légalité du fonctionnement des taxes nationales. […] En réalité c’est le Code des impôts nationaux qui est directement contraint par la directive à laquelle il doit être conforme ; toutefois, dans la mesure où l’application de la taxe, quand bien même elle serait conforme au Code national peut néanmoins s’avérer contraire à la directive, cette dernière apparaît bien comme le Code ultime de la TVA. […] Il n’est pas illégitime de penser qu’il s’agit ici plus que d’une harmonisation [1].»
La CJUE, dans ses méthodes d’interprétation, n’hésite d’ailleurs pas à invoquer « l’exigence d’une application conforme du droit communautaire [2]».
2. La France dépossédée de son pouvoir normatif
En aura-t-on jamais fini de ces réécritures incessantes ? Le 10 mars 2022, la réforme de la TVA immobilière aura douze ans. Elle a déjà subi une réécriture et risque d’en subir une nouvelle dans peu de temps. Un spécialiste, le professeur Emmanuel Kornprobst, appelait de ses vœux une nouvelle réforme législative [3].
Selon William Stemmer, avocat spécialiste : « La TVA française doit être conforme au droit communautaire et notamment à la directive n° 2006/112/CE du 28 novembre 2006 relative au système commun de TVA. Or ce socle communautaire peut évoluer. En effet, la CJUE peut rendre un arrêt qui modifie la lecture de la directive TVA, notamment à la suite d’une question préjudicielle posée par la juridiction d’un État membre [4]. »
« Le socle communautaire peut évoluer »… Effectivement, il peut évoluer sous le joug du pouvoir prétorien du juge européen. Dans l’absolu, le contribuable français doit donc s’attendre à une réécriture sans fin du texte…
Aujourd’hui, la loi, et en particulier, la loi fiscale, est comme devenue folle car le législateur français en a perdu le contrôle.
2. Une insécurité juridique grandissante
Une telle réécriture, incessante, est de nature à générer une insécurité juridique : les acteurs du secteur immobilier (lotisseurs, marchands de biens, collectivités aménageuses) sont constamment dans l’incertitude et ne savent plus comment se positionner vis-à-vis de la TVA. Cette incertitude entraîne des répercussions financières et économiques (risque accru de redressements fiscaux, montage financier des opérations, augmentation des provisions pour risques, des garanties d’assurance, renchérissement du foncier, etc.).
3. Une démocratie défaillante
La civilisation occidentale contemporaine, et plus particulièrement sa culture juridique, est tributaire des conceptions héritées de l’Antiquité grecque. Selon Aristote, la loi tire sa force de sa stabilité. Plus proche de nous, Montesquieu, père fondateur des régimes parlementaires actuels, écrivait dans les Lettres persanes que s’il « est quelquefois nécessaire de changer certaines lois […] il n’y faut toucher que d’une main tremblante ».
Aujourd’hui, la loi, et en particulier, la loi fiscale, est comme devenue folle car le législateur français en a perdu le contrôle.
Il est plus que temps que la France reprenne le contrôle de sa TVA immobilière, et des principes directeurs de sa fiscalité en général. Ce qui ne passera que par un contrôle souverain de son pouvoir normatif. Ce qui ne pourra advenir que par une sortie de la France de l’Union européenne.
1. Dominique Berlin, JurisClasseur fiscal chiffre d’affaires, Fascicule 2002-10, mars 2017, § 9.
2. CJUE, 4e ch., 3 déc. 2009, aff. C-433/08, Yaesu Europe BV, point 18.
3. Emmanuel Kornprobst, « TVA sur marge : arrêt de la CJUE en réponse à deux questions préjudicielles », Droit fiscal n° 43, 28 octobre 2021, comm. 405, §43.
4. William Stemmer, « La France peut-elle encore soumettre à la TVA la revente d’un immeuble neuf acquis en VEFA par un non-assujetti ? », Droit fiscal n°48, 1er décembre 2011, comm. 608.
Frexit Tax
fiscaliste travaillant auprès du notariat