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Leçon de pragmatisme politique en Turquie : la Table des Six
Front populaire, les 6 et 7 mai 2023
Antoine Dantes
LA SITUATION économique du pays et l’inflation démentielle qu’elle connaît depuis plusieurs années ont érodé la classe moyenne turque. Cette dernière avait émergé dans les années 2000 et avait porté Erdoğan au pouvoir. La gestion calamiteuse de la politique monétaire de la banque centrale de Turquie avait révélé l’incompétence et l’autoritarisme du président turc, et de vives critiques commençaient déjà à percer depuis plusieurs années. Pour pallier ses errements intérieurs, l’exécutif proposait une diplomatie offensive et belliqueuse, flattant le caractère nationaliste de la société turque et flattant la soif de revanche sur l’Occident d’une partie de sa base électorale.
C’est en ce sens qu’il faut également interpréter la conversion de Sainte-Sophie, qui était un musée, en mosquée. Mais ces gestes symboliques et ces interventions militaires en Syrie, en Libye et en mer Égée, ne suffisent plus à faire oublier aux ménages turcs les promesses de croissance et de développement que leur avait fait le chef de l’AKP.
Dernière banderille plantée dans le président sortant, les séismes du 6 février dernier. Avec un bilan officiel de 45 000 morts et plus de 100 milliards de dollars de dégâts matériels, l’événement est vécu comme un traumatisme par la population turque. Loin de souder le pays derrière son chef, le séisme a ouvert un torrent de critiques contre Ankara. Les membres de l’AKP et leurs proches sont directement mis en cause à plusieurs titres.
D’abord, les liens du clan Erdoğan et du secteur du BTP font naître des soupçons de complaisance, voire de corruption, dans l’obtention des permis de construire et du bon suivi des normes antisismiques par les constructeurs. L’Ak Saray (surnom du palais présidentiel) est également accusé d’avoir manqué de réactivité dans le déploiement des secours.
Dans ce contexte, Erdoğan ne peut plus compter sur la division de son opposition, laquelle s’est unie autour de la Table des Six.
La Table des Six ou l’alliance de (toute) la nation
Un mois avant les élections générales de 2018, les dirigeants de quatre partis d’opposition ont décidé de conclure un accord électoral. L’objectif n’est pas de conquérir le pouvoir en un mois, mais de viser déjà les élections de 2023. Cette coalition est pour le moins baroque dans sa composition.
Afin de comprendre l’originalité de cette association, il faut appréhender ce qui définirait un axe droite-gauche en Turquie, si tant est que ce clivage y ait réellement du sens. En effet, l’identité politique d’un parti en Turquie n’est pas définie par son positionnement à droite ou à gauche de l’échiquier politique, lequel est fluctuant selon les contextes et les renversements d’alliance, mais plutôt par le positionnement politique du mouvement sur une série de sujets. Ces lignes politiques ne variant que très peu dans le temps, elles constituent un marqueur identitaire. Trois sujets majeurs permettent de définir le positionnement d’un parti sur l’échiquier politique.
1. Pilier de la République de Turquie, le rapport à la laïcité est l’élément le plus important sur le gradient politique turc. Les partis opposés à la laïcité, ou simplement d’inspiration islamique, sont classés à droite, tandis que les partis en faveur de la laïcité sont à gauche et ceux prônant l’athéisme à l’extrême gauche. La laïcité turque, comme la laïcité française, prône une neutralisation de l’espace public et le cantonnement de la religion à la sphère privée, mais elle va plus loin encore en soumettant la religion à l’État.
En effet, une administration spécialement dédiée à la religion existe en Turquie : le Diyanet İşleri Başkanlığı. Si à l’origine il avait pour vocation de museler l’Islam et même de le régenter — celui-ci devenant une religion nationale au sens gallican du terme —, le Dinayet est devenu le levier d’Archimède des islamistes lorsqu’ils sont parvenus au pouvoir. De ce positionnement par rapport à la laïcité découlent également le conservatisme ou le progressisme sociétal. À prendre toutefois avec recul, la société turque étant dans son immense majorité bien plus conservatrice — d’aucuns diraient réactionnaires — que n’importe quelle société occidentale. Le progressisme va surtout concerner la place de la femme turque au sein de la société, et les partis laïcs se revendiquent généralement comme étant féministes.
En Turquie, la nation n’est pas un mot tabou, la fierté et le patriotisme sont partagés par toutes les formations politiques.
2. Sont également classés à la droite de l’échiquier politique les partis nationalistes. Cette notion n’a pas le même sens en Turquie qu’en France. En Turquie, à l’exception des partis d’extrême gauche, tous les partis arborent fièrement le drapeau turc, la nation n’y est pas un mot tabou, la fierté et le patriotisme y sont encore bien vivants et sont partagés par toutes les formations politiques. Le nationalisme va recouvrir la conception de la nation que vont avoir les Turcs. Seront considérés comme nationalistes les partis qui refuseront toute forme d’autonomie des régions kurdes et toute reconnaissance d’un statut spécial des populations kurdes de l’Est, lesquelles sont conviées, plus ou moins amicalement, à s’assimiler à la nation turque. Seront également considérés comme ultranationalistes les partis qui portent des velléités bellicistes et un appétit territorial sur ses voisins (Grèce, Syrie, Irak, Arménie).
Le nationalisme s’oppose enfin à une vision islamique des relations internationales, qui ferait de l’oumma le cadre de coopérations privilégiées. En ce sens, le nationalisme turc s’oppose traditionnellement au néo-ottomanisme, qui vise à asseoir la domination de la Turquie sur les États musulmans voisins et les anciennes provinces ottomanes du Maghreb et du Machrek. Plusieurs courants au sein du nationalisme turc existent en raison de la conception de l’identité turque (la « turcité ») : touranique, anatolienne, ou musulmane.
Les partis islamistes n’hésitent pas à utiliser les organisations internationales occidentales comme un levier de puissance.
3. La position vis-à-vis du bloc géopolitique occidental pourrait apparaître de prime abord comme un critère de démarcation entre la droite et la gauche. En réalité, cette interprétation n’est pas tout à fait juste. En général, les partis de gauche vont se considérer comme appartenant ou voulant appartenir au bloc civilisationnel occidental. Ce fut d’ailleurs l’un des moteurs de la modernisation à marche forcée de la Turquie par Atatürk.
Néanmoins, les partis islamistes et ayant une vision néo-ottomane de la géopolitique turque n’hésitent pas à utiliser les organisations internationales occidentales comme un levier de puissance (exemple de l’OTAN), ou comme un levier financier (l’UE). Il ne faut pas oublier qu’Erdoğan lui-même avait eu les faveurs de Bruxelles au début des années 2000. Les kémalistes voient dans les instances européennes le moyen de reprendre la sécularisation de la société turque, les partis pro-kurdes voient dans les politiques favorables aux minorités ethniques une brèche pour le combat nationaliste kurde.
On comprend, à la description de ces critères, que l’AKP (le Parti de la justice et du développement), le parti d’Erdoğan, qui compte 285 sièges sur 600 au Parlement, est classé à droite. Cependant, il n’est pas pour autant à l’extrême droite, cette position étant aujourd’hui occupée par le MHP (le Parti d’action nationaliste), qui pèse 48 sièges sur 600 au Parlement, et qui permet, via l’Alliance populaire, de donner une majorité à Erdoğan. Ce parti, né d’une scission d’avec le parti kémaliste historique, se distingue par un nationalisme jusqu’au-boutiste (qui va jusqu’à prêcher le pantouranisme), une attitude agressive vis-à-vis des territoires kurdes de l’Est anatolien (et accessoirement de tout voisin un peu faible de la Turquie) et par un anti-occidentalisme assumé. S’il n’est pas islamiste, le parti de Devlet Bahceli associe l’identité turque à l’Islam et à ses principes. Enfin, il est appuyé par des ligues telles que les fameux Loups gris, officiellement la section jeune du MHP, sous contrôle donc de l’appareil du parti.
Le CHP (« le Parti républicain du peuple »), est le premier parti d’opposition (134 sièges sur 600 au Parlement).
Pour renverser la majorité présidentielle, l’Alliance de la nation est créée par quatre partis d’opposition très différents les uns des autres.
Le CHP (« le Parti républicain du peuple »), qui se veut l’héritier du fondateur de la République de Turquie, Mustafa Kemal Atatürk. Nationaliste, défenseur de la laïcité, progressiste et pro-occidental, il serait décrit comme social-démocrate sur le plan socio-économique et est situé à gauche et au centre-gauche (pour sa frange la plus nationaliste). Il est le premier parti d’opposition (134 sièges sur 600 au Parlement). Il est présidé par Kemal Kılıçdaroğlu, ancien expert-comptable devenu haut fonctionnaire.
Le İyi Parti (« le Bon Parti »), qui est né d’une scission du MHP et de ralliements du CHP dont nous avons parlé plus haut. Nationaliste, pro-laïcité mais conservateur, pro-occidental, il est libéral sur le plan économique. Il est le second parti par son poids au sein de l’alliance (36 sièges au Parlement) et se place au centre. Sa présidente, l’énergique Meral Akşener, fait la synthèse entre les nationalistes radicaux et les kémalistes, jugés trop modérés. Elle a été l’un des soutiens les plus indéfectibles d’Ekrem Imamoğlu, candidat du CHP, dans sa conquête de la mairie d’Istanbul.
Le Saadet Partisi (« le Parti de la félicité ») est un parti islamiste et conservateur, qui s’inscrit dans l’héritage de Necmettin Erbakan (le mentor d’Erdoğan). Il se différencie de l’AKP par son rapport aux institutions. Le Saadet Partisi est en effet opposé à la présidentialisation du régime. Il ne compte qu’un siège au Parlement. Son président, l’expérimenté Temel Karamollaoğlu, est un ancien ingénieur.
Le Demokrat Parti (« le Parti démocrate ») de Gültekin Uysal est un parti classé au centre-droit, mais néanmoins plus conservateur et plus libéral sur le plan économique que le Bon Parti. Sa filiation n’est pas la même, il descend du parti homonyme qui avait été le premier parti d’opposition à prendre le pouvoir, en 1950, à la suite de la démocratisation du régime kémaliste intervenue en 1945. Libéral politiquement, notamment au sujet de la religion, il avait permis le retour sur le devant de la scène des sectes islamistes.
Ces quatre partis furent alors rejoints par deux jeunes formations, menées par d’anciens ministres d’Erdoğan.
Cette coalition a remporté des succès électoraux, notamment lors des élections municipales de 2019. À cette occasion, elle a permis aux kémalistes de reprendre des villes majeures : Istanbul, Ankara, Adana, ou Antalya, tout en conservant ses fiefs comme Izmir.
Ces quatre partis furent alors rejoints par deux jeunes formations, menées par d’anciens ministres d’Erdoğan.
Le Gelecek Partisi (« le Parti de l’avenir »), emmené par Ahmet Davutoğlu. Celui-ci est l’ancien ministre des Affaires étrangères et Premier ministre d’Erdoğan. Il a été le théoricien de la doctrine géopolitique de l’AKP. Islamiste, néo-ottoman, conservateur et libéral économiquement, son parti se classe à droite. Comme le Saadet Partisi, il ne se distingue de l’AKP qu’au sujet de la nature du régime, qu’Ahmet Davutoğlu souhaite parlementaire. Sa rupture avec Erdoğan date d’ailleurs de la réforme constitutionnelle de 2017.
Le DEVA (« le Parti de la démocratie et du “grand saut” »), dont l’acronyme veut dire littéralement « le remède », est quant à lui emmené par Ali Babacan, qui avait lui aussi fait partie des gouvernements Erdoğan avec le portefeuille des Affaires étrangères puis de l’Économie. Il est à rapprocher du Parti démocrate, avec une tonalité plus libérale encore.
Le transfert de ces deux anciens ténors de l’AKP vers l’opposition ne s’est pas fait sans difficulté. Les opposants les plus hostiles à Erdoğan (le İyi Parti et le CHP) considéraient que ces deux hommes étaient en partie responsables de la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui la Turquie.
Le ciment de l’alliance est de battre le président en exercice, indéboulonnable depuis 2003.
Cette coalition regroupe donc des partis extrêmement divers, pour ne pas dire antagonistes sur certains points. On rétorquera ironiquement que la Table des Six représente toutes les sensibilités politiques de Turquie et donne l’impression d’une coalition « attrape-tout ». Il ne faut donc pas y chercher une cohérence idéologique. Il ne s’agit pas d’une alliance de gauche ou du centre, mais d’une entente fondée sur le pragmatisme.
Ce qui permet aux six membres de la Table d’y demeurer porte un nom : Erdoğan. En effet, le ciment de l’alliance est de battre le président en exercice, indéboulonnable depuis 2003. À cette offre d’alternance, il convient d’ajouter la volonté de réformer les institutions turques, et de revenir sur la réforme constitutionnelle de 2017 consacrant un régime présidentiel sans réel contre-pouvoir (à cet égard, la Constitution turque constitue un entre-deux entre le régime présidentiel américain et le régime « parlementaire » rationalisé de la Ve République française).
La restauration d’une démocratie parlementaire
Le programme de l’Alliance de la nation est à ce titre éclairant : mandat unique de sept ans pour le président de la République, qui prendra un rôle honorifique, le pouvoir exécutif revenant entre les mains du Premier ministre, dont la fonction est recréée, et dont l’élection dépendra de la composition du Parlement, qui l’élira. Suppression des décrets présidentiels, qui permettaient à l’exécutif de produire des normes en dehors de la loi et donc hors du Parlement. Les comités et conseils qui court-circuitaient le Parlement et contrôlaient certaines institutions, telles que le Conseil des juges et des procureurs ou le Conseil de l’enseignement supérieur, seront réformés. Tirant les leçons de la politique monétaire calamiteuse d’Erdoğan, l’opposition souhaite consacrer l’indépendance du gouverneur de la banque centrale de Turquie.
Des mesures symboliques, mais fortes dans l’opinion publique turque sont également annoncées : retour au palais de Çankaya et abandon de l’Ak Saray, le palais flambant neuf construit à coup de millions par Erdoğan et dont les coûts de construction et de fonctionnement avaient outré en cette période de difficultés économiques, réhabilitation de l’aéroport Atatürk d’Istanbul, levée de l’interdiction des festivals, etc.
En abaissant le seuil à 3 %, la Table des Six veut redonner du souffle au système parlementaire turc.
Enfin, changement notable également proposé et qui aura son impact dans la scène politique turque : le pouvoir d’interdiction des partis politiques conféré au Parlement et l’abaissement du seuil électoral à 3 %. Ce seuil est celui que doit atteindre un parti lors des élections législatives pour pouvoir accéder au Parlement. Pour atteindre le seuil, les partis peuvent former des alliances. La répartition se fait ensuite à la proportionnelle intégrale entre tous les partis et alliances qui ont dépassé le seuil électoral. Le seuil est aujourd’hui fixé à 7 %. C’est par le jeu de ce seuil qu’en 2002, seules deux formations politiques (l’AKP et le CHP) se sont retrouvées représentées au Parlement, faute pour toute autre d’atteindre les 10 % réclamés. L’AKP, avec seulement 34 % des voix, avait ainsi obtenu la majorité absolue.
En abaissant le seuil à 3 %, la Table des Six veut redonner du souffle au système parlementaire turc, afin de permettre que plus de sensibilités politiques puissent s’exprimer et ainsi diversifier l’offre politique. De manière plus cynique, cela permettra de dégrossir les rangs de l’AKP qui pourra être concurrencé par d’autres partis conservateurs comme le Saadet Partisi ou le Gelecek Partisi.
Kılıçdaroğlu est le candidat du compromis, le plus à même d’emporter un report de voix de toute la gauche au second tour.
Si des tensions étaient apparues entre les membres de cette alliance, celle-ci semble être parvenue à un compromis concernant le choix de son candidat : Kemal Kılıçdaroğlu. Celui-ci n’en est pas à son coup d’essai puisqu’il dirige les campagnes du CHP depuis 2011. Il est considéré comme le candidat du compromis, le moins clivant et le plus à même d’emporter un report de voix de toute la gauche au second tour, notamment les voix des alévis.
Une parenthèse ici sur les alévis, minorité turque similaire aux alaouites de Syrie. L’alévisme est officiellement une branche de l’Islam, mais avec des particularités qui le distinguent des autres musulmans de Turquie. Les alévis, qu’on estime entre 10 et 15 millions, étant parfaitement sécularisés, ils forment naturellement une base aux partis pro-laïcité, tels que les kémalistes. Kılıçdaroğlu est lui-même alévi.
Enfin, Kılıçdaroğlu rassure quant à la façon dont il occupera le pouvoir. Personnalité peu charismatique, mais peu clivante, il acceptera la fonction symbolique dévolue au Président dans la future Constitution. Il s’est par ailleurs engagé à nommer comme vice-président chacun des autres membres de la Table des Six, le rôle de vice-président étant similaire à celui des États-Unis d’Amérique.
Le HDP (« Parti démocratique des peuples ») a annoncé qu’il ne présentera pas de candidats aux élections présidentielles.
Le pouvoir exécutif, de nouveau de l’apanage du Premier ministre, pourra alors être brigué par les deux hommes forts de la scène politique turque, les très populaires Ekrem Imamoğlu et Mansur Yavaş, respectivement maires d’Istanbul et d’Ankara. C’est d’ailleurs le choix de Kemal Kılıçdaroğlu à leur place qui avait suscité l’ire de Meral Akşener et qui avait failli faire imploser la coalition.
Enfin, la troisième grande force politique de Turquie, dont nous n’avons pas encore parlé, le HDP (« Parti démocratique des peuples »), qui compte 56 députés au Parlement, n’est pas en reste dans cette campagne. S’il prendra bien part aux élections législatives, flanqué de formations marxistes comme le TIP (« Parti des travailleurs de Turquie »), le EMEP (« Parti du travail ») ou le EHP (« Parti du mouvement ouvrier »), le HDP a annoncé le 22 mars dernier qu’il ne présentera pas de candidats aux élections présidentielles, une première depuis que l’élection présidentielle se tient au suffrage universel.
Ce désistement de la formation pro-kurde, résolument progressiste, athéiste et cible privilégiée de l’AKP se fait au profit du candidat de l’Alliance de la nation. Un tel désistement avait déjà eu lieu lors des élections municipales de 2019 au profit du CHP dans les villes d’Istanbul, Mersin ou Adana. Ici encore, le consensus sur le retour à un régime parlementaire a permis une entente entre des formations opposées, notamment sur la brûlante question kurde.
La crainte d’un embrasement pourrait pousser nombre d’électeurs à faire le choix d’une alternance apaisée.
Les candidatures de Muharrem Ince (ex-CHP) et Sinan Oğan (ex-MHP) s’annoncent comme des candidatures de témoignage, et ne pèseront pas dans la balance électorale. Le premier, challenger d’Erdoğan lors des précédentes élections présidentielles, avait d’abord annoncé soutenir Kılıçdaroğlu en cas de second tour. Il revient aujourd’hui sur ce soutien, en réaction au soutien du HDP pour le candidat kémaliste. En tout état de cause, l’élection sera bien un duel entre Erdoğan et le représentant de l’Alliance de la nation.
Le dernier élément jouant contre Erdoğan est le spectre de la guerre civile. La Turquie est une nation jeune (la moyenne d’âge est de 33 ans, contre 42 ans en France), avec une explosion de l’accès aux études supérieures, un chômage de 10 % et une population en voie de paupérisation accélérée avec l’inflation, totalement privée de perspective d’accès à la propriété. Une forte défiance autour du processus électoral, qui depuis 2017 n’est plus contrôlé par les partis en lice, mais par le gouvernement, fait naître facilement la suspicion de fraude.
Enfin, la Turquie est un pays de conscription, chaque jeune homme faisant son service militaire obligatoire, nombreux étant ceux à le faire dans l’est de la Turquie, zone de guerre. La société turque n’a donc pas le même rapport à la violence que les sociétés occidentales. Ce cocktail est explosif, d’autant que le ressentiment a laissé la place à une haine féroce contre le président sortant. Cette crainte d’un embrasement pourrait pousser nombre d’électeurs à faire le choix d’une alternance apaisée.
À ce jour, les sondages donnent Kılıçdaroğlu en tête au premier tour avec une avance confortable, entre 45 et 55 %, certains instituts le donnant gagnant dès le premier tour. Erdoğan étant crédité de 40 à 45 % n’est pas pour autant déjà battu, et il est probable que l’élection se joue au second tour. Les élections législatives, qui se tiennent le même jour que le premier tour des élections présidentielles, et qui sont à un seul tour, seront décisives dans la décision finale. À ce jour, la proportion d’électeurs indécis est faible et se situe autour de 8 %.
Un changement de paradigme est probablement en cours en Turquie. Il aura des répercussions géopolitiques majeures.
Et la France, dans tout cela ?
Quelle doit être la position de la France vis-à-vis de cette élection ? Tout souverainiste conséquent répondra que nous composerons avec le pouvoir en place, que la France reconnaît les États, pas les régimes. Certes. Nous serions d’ailleurs bien inspirés de ne pas prendre position officiellement et de laisser le processus démocratique suivre son cours en Turquie, un soutien d’un pays occidental pour un candidat revenant à lui faire le baiser de la mort.
Une fois cette précaution prise, nous pouvons nous projeter sur les opportunités qui découleraient de cette élection. De toute évidence, la victoire de l’Alliance de la nation apaiserait les relations entre la Turquie et l’Occident, donc avec la France, les deux partis hostiles à l’égard de l’Occident étant ultra-minoritaires au sein de l’Alliance. La francophilie des élites kémalistes est encore bien présente, et l’appui de la France dans leur combat pour imposer de nouveau la laïcité en Turquie sera attendu et espéré. Aucun pays du monde anglo-saxon ne pourrait aider à ce sujet les kémalistes.
La France, qui partage cette particularité avec la Turquie, dispose donc d’une carte maîtresse en la matière. La réouverture de partenariats entre les universités françaises et les universités turques francophones, le développement des missions françaises, la création de débouchés pour nos productions, notamment agricoles, mais aussi industrielles, le tout appuyé par le pouvoir onirique de notre nation sur les élites turques et la jeunesse turque seront à encourager. Un État kémaliste appréciera l’aide au retour dans leur patrie des émigrés syriens présents en Turquie, notamment en participant à la reconstruction de leur pays. Enfin, la pression exercée par l’État turc via ses diasporas européennes sera coupée à la racine, de même que les appuis aux associations islamistes comme le Milli Görüş.
Il faudra cependant proposer autre chose aux Turcs que d’être les sous-traitants de l’industrie et de la démographie allemande.
Ce changement de paradigme permettrait également un apaisement des tensions avec la Grèce, et donc avec la France, qui s’est faite le premier allié de la République hellénique en cas de guerre ouverte avec la Turquie. Il consoliderait le verrou de la Porte face à la Russie, rôle stratégique dévolu aux Turcs par les chancelleries occidentales depuis le XIXe siècle et la guerre de Crimée. Il faudra cependant proposer autre chose aux Turcs que d’être les sous-traitants de l’industrie et de la démographie allemande, au risque de les voir se rapprocher des Chinois.
Gardons cependant à l’esprit que le CHP — et de manière générale tous les partis se revendiquant du kémalisme — est nationaliste. La fierté nationale est l’une des choses les mieux partagées en Turquie, avec l’islam. Cela implique trois choses. La première est qu’il faut cesser d’opposer aux Turcs le génocide arménien, dont ils refuseront la reconnaissance, quoi qu’il arrive, et qui braque la société turque. La seconde est de garantir à la Turquie l’intégrité de son territoire, et ne pas empiéter sur sa souveraineté en soutenant les mouvements séparatistes kurdes. La troisième, les Turcs étant conservateurs, il faut abandonner notre politique de promotion des minorités en tout genre, telle que les LGBTQI+, qui ne fait qu’exacerber la haine de l’Occident et fait monter en réaction les partis comme l’AKP.
Si l’Alliance de la nation parvient à renverser la table lors des élections générales de mai prochain, elle aura, sans le savoir, donné une leçon de réalisme politique. Lorsqu’un but commun est fixé, comme battre un président sortant honni, ou recouvrer la souveraineté nationale, les divergences de couleurs politiques doivent être laissées de côté, le temps que cet objectif soit rempli. Une leçon à méditer dans notre pays de Gaulois querelleurs.