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Augmentation de la misère en France : quand le « progrès » fait marche arrière
DERNIÈREMENT, la Fondation Abbé-Pierre a dénombré environ 300 000 personnes sans domicile fixe en France, soit deux fois plus qu’en 2012. De même, le Secours catholique compte huit millions de personnes bénéficiaires de l’aide alimentaire. Évidemment, lorsqu’il s’agit d’évoquer les sujets en rapport avec la pauvreté en général, tous les acteurs de la scène politique se scandalisent, sont volontiers choqués et font mine de se révolter.
Mais au-delà des indignations convenues et autres « mesurettes » d’urgence de ces responsables politiques, il est important d’examiner comment la sixième puissance économique mondiale, qui compte 9,3 millions de pauvres en 2018 (revenus inférieurs à 1 063 euros), observe un tel échec quant à la lutte contre la pauvreté et les exclusions.
La crise sanitaire actuelle a certes amplifié le phénomène, malheureusement ces constats accablants traduisent non pas une situation de crise, qui est par définition temporaire, mais une cause structurelle, et qui ne fait que croître. Éléments principaux de celle-ci : l’Union européenne et sa politique économique libérale. Pourquoi ? Parce que les mesures d’austérité et l’euro, par leur effet combiné, ont pour conséquences la hausse du chômage et une paupérisation croissante des populations.
« Je suis partagé entre deux ambitions : celle de la construction de l’Europe et celle de la justice sociale » (Mitterrand).
Ces conditions ne datent pas d’hier, en réalité. Revenons à 1983, avant la mise en place de l’Union européenne et de l’euro, à l’époque de la CEE (Communauté économique européenne). Cette année-là, François Mitterrand se confie à Jacques Attali : « Je suis partagé entre deux ambitions : celle de la construction de l’Europe et celle de la justice sociale [1]. » La contrainte était donc parfaitement connue dès le départ : la « construction européenne » devait inéluctablement s’accompagner de la destruction sociale.
Le tournant de la rigueur pris à cette époque a contribué à faire grimper le chômage, devenu structurel. Dès lors, une pauvreté ayant un spectre plus large et touchant davantage de personnes a commencé à se répandre. Il ne s’est jamais résorbé depuis.
En parallèle, au cours du même septennat, l’acte Ier de la décentralisation a transféré l’exécutif départemental du préfet au président du conseil général (devenu en 2015 conseil départemental). Elle a permis aussi la création des centres communaux d’action sociale (CCAS), rattachés aux communes.
Ainsi, depuis 1986, le département et le CCAS sont devenus les chefs de file de l’action sociale sur leurs territoires. Ils suivent donc leurs propres politiques d’aide sociale et de lutte contre les exclusions.
1. Cité par Jacques Attali dans Verbatim (1981-1986), Fayard, Paris, 1993.
Le rôle de l’Union européenne
Deux lois d’envergure, d’inspiration européenne [2], ont toutefois contribué dernièrement à changer le fonctionnement de ces collectivités. Il s’agit de la loi MAPTAM ainsi que de la loi NOTRe, laquelle a vu le jour dans la foulée du rapport de la commission Attali en 2008, qui suggérait de « simplifier l’organisation territoriale » afin de « faire des économies ».
La loi NOTRe, d’abord, a énuméré limitativement les compétences du département, qui a cédé certaines d’entre elles au profit de la Région. Les départements n’ont sauvegardé que leurs compétences emblématiques, (action sociale et gestion de l’aide sociale notamment).
La loi MAPTAM, elle, a prévu pour la période 2014-2020 de confier aux départements qui en font la demande tout ou partie des actions relevant du Fonds social européen (FSE), au budget de laquelle la France participe à hauteur de 20 % environ.
Les départements sont ainsi de plus en plus vidés de substance, et « en même temps » l’Union européenne, par l’entremise du FSE, cofinance des projets, ce qui lui permet d’avoir un droit de regard et d’octroi sur le budget afin de mettre en œuvre certains projets de lutte contre la pauvreté.
On observe aussi ce phénomène dans beaucoup d’associations locales qui se voient attribuer des appels à projet par l’État ou les communes. Ces associations, spécialisées notamment dans l’hébergement d’urgence, l’accompagnement social des personnes précaires ou encore les banques alimentaires, bénéficient du FSE. Or la participation de la France au budget de l’UE est bien supérieure à ce que cette dernière lui reverse.
Autrement dit, la France surpaie l’Union européenne pour que celle-ci finance des actions contre une pauvreté dont elle est l’une des principales responsables ! Force est de constater qu’un tel niveau de cynisme a rarement été atteint par une institution.
2. Ces lois sont la traduction dans la législation française de la première recommandation des « grandes orientations des politiques économiques » (GOPÉ) de 2013. Le Programme national de réformes de 2015 fait également largement mention de ces deux lois.
En ce qui concerne les CCAS, la loi NOTRe a rendu facultative la création de ces entités dans les communes de moins de 1 500 habitants. Conséquence : le nombre de CCAS a chuté de 49 % entre 2007 et 2019, passant de 28 000 à moins de 15 000.
Ce cadre législatif traduit une volonté d’imposer l’austérité aux collectivités territoriales depuis plusieurs années. Il est lui-même le fruit de la pression que met la Commission européenne sur l’État français afin qu’il présente des « mesures crédibles » pour réduire le déficit public, mesures qui ont de toute évidence une forte répercussion sur les politiques sociales de ces collectivités et, par « ruissellement », ont un effet désastreux sur les publics bénéficiaires.
Prenons un exemple concret : l’hébergement d’urgence. Les conseils départementaux sont chargés d’héberger les familles, et l’État, via les communes et le CCAS, prend en charge les personnes « isolées ». Concrètement, ce sont le 115 et le SAMU social qui en sont les acteurs de terrain.
À cause des restrictions budgétaires, les départements sont amputés chaque année d’une partie de leur dotation globale de fonctionnement. Les communes connaissent aussi des baisses de budget, et ces collectivités doivent répondre à de plus en plus de situations d’urgence sociale, malgré les suppressions de services et de postes du fait de ces pertes de budget.
Or les conseils départementaux ont l’obligation d’héberger les femmes enceintes et les mères avec enfant de moins de trois ans [3]. Certains avaient tout de même pris des dispositions liées à la situation critique en matière d’hébergement dans leur territoire, comme par exemple étendre cette possibilité d’hébergement pour les femmes avec enfant jusqu’à leurs dix-huit ans.
Mais à la suite de baisses successives des budgets, il est intenable pour beaucoup de conseils départementaux de continuer à héberger ces familles. Dès lors, ils se retranchent derrière leur stricte obligation légale. Et quantité de ces familles refoulées doivent donc solliciter le 115 (numéro d’urgence sociale pour personnes ayant besoin d’hébergement), piloté par l’État et dévolu aux communes via des associations au niveau local pour sa mise en œuvre.
Le 115, qui effectue un accueil « inconditionnel » (accueillant tous les publics en besoin), doit dorénavant faire face à encore plus de sollicitations de la part de ces personnes éconduites par les conseils départementaux. C’est ainsi qu’en 2019 le 115 a enregistré en moyenne un taux de 85 % de réponses négatives dans les grandes agglomérations [4].
Problème : le 115 est aujourd’hui un service public complètement exsangue, incapable de faire face à l’augmentation des besoins, ce qui permet d’expliquer en partie pourquoi il y a de plus en plus de personnes à la rue en France.
3. Art. L-222-5 alinéa 4 du Code de l’action sociale et des familles.
4. Lire les rapports d’activité des services intégrés d’accueil et d’orientation départementaux
Le rôle de l’Union européenne
L’augmentation sensible et dramatique de la misère en France est donc, on le voit, la conséquence d’une cascade de mesures d’austérité qui trouve sa source dans l’Union européenne. Par son idéologie et ses rouages réglementaires, elle favorise le développement et l’élargissement des inégalités économiques et sociales. Mais les mesures directes qu’elle prend ne sont pas non plus sans effet.
La directive sur les travailleurs détachés, par exemple, permet au sein du Marché unique d’opérer un dumping social qui augmente le chômage en France et pousse de plus en plus de ménages de couche moyenne dans la pauvreté, et d’autres déjà pauvres dans la misère.
De même, jusqu’au début des années 2000, avoir un CDI garantissait de pouvoir trouver un logement. Ce n’est plus le cas, en particulier depuis l’arrivée de l’euro. Il est de moins en moins facile pour les salariés en recherche de logement d’avoir des revenus égaux au triple du montant de loyer, exigence souvent retenue par les propriétaires et les agences de location dans leurs critères d’attribution. La dévaluation interne imposée par l’euro et par le chômage de masse structurel se conjugue à la pression immobilière croissante, surtout dans les grandes villes. On comptait d’ailleurs 24 % de travailleurs parmi les personnes sans domicile en 2014, dont 39 % en CDI.
Au reste, pour les travailleurs qui parviennent à se loger, le pourcentage du budget dédié au logement grandit et entraîne un autre type de précarité, liée au logement cette fois (logement trop étroit, mal isolé, mal entretenu, ou difficultés à faire face aux charges locatives, etc.).
« À celui qui n’a rien, la patrie est son seul bien » (Jaurès).
Enfin, l’euro et sa politique monétaire contribuent en général à fragiliser les situations budgétaires des ménages et notamment des plus modestes, parce que la surévaluation de la monnaie commune par rapport à l’économie française plombe notre compétitivité, ce qui se traduit par la persistance du chômage et la diminution des salaires réels.
La crise sanitaire amplifie ce phénomène structurel de déclassement. Elle a un impact sur les plus modestes, lié aux pertes d’emploi, à l’incapacité de faire face aux charges locatives, et, à l’heure où ces lignes sont écrites, de plus en plus d’expulsions locatives sont à l’œuvre et à prévoir, du fait que beaucoup ont été interrompues lors du premier confinement. C’est autant le cas pour ces personnes que pour celles déjà à la rue qui continuent de subir de plein fouet la politique économique de l’UE et son austérité permanente.
Jean Jaurès a dit : « À celui qui n’a rien, la patrie est son seul bien. » Mais à l’heure où la notion même de patrie est combattu par le principe d’« intégration européenne », que lui reste-t-il donc à celui qui n’a rien ? Il sera bientôt plus démuni encore qu’à l’époque de Jean Jaurès. Le retrait de la France de l’Union européenne est donc une source d’espoir considérable pour toutes les couches populaires de notre pays. Parce que reprendre le contrôle de notre monnaie et de notre politique budgétaire est un préalable indispensable à toute politique sociale efficace, universaliste et égalitaire.
Thomas HIRSCH
Commission des Affaires sociales