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Désobéir aux traités européens : est-ce possible, est-ce pertinent ?
Front populaire
14 février 2021
Jean-Baptiste Baron, Killian Schwab
Membres du Bureau exécutif de Génération Frexit
Le récent camouflet adressé par la Banque centrale européenne à l’eurodéputée Manon Aubry, sur la question de l’annulation de la dette publique relance dans le débat public la question de la désobéissance aux traités. La réponse formulée par Christine Lagarde, présidente de la BCE, précise en effet qu’une telle annulation serait contraire aux traités, en plus de ne pas respecter le principe inaliénable de l’indépendance de l’institution par rapport aux États qu’elle est censée servir.
Cette question de la désobéissance aux traités avait été fortement mise en avant par Jean-Luc Mélenchon pendant la campagne présidentielle de 2017, sans nécessairement expliquer le fondement de la proposition ni les implications concrètes d’un point de vue économique, politique et surtout diplomatique. Si les positions de La France insoumise sur la question de l’Union européenne sont assez variables, cette idée de désobéissance persiste, y compris de la part d’eurodéputés chevronnés tel Younous Omarjee.
Les confusions entre les notions de Frexit, de désobéissance, de sortie des traités, ajoutent à la mauvaise compréhension du grand public quant aux enjeux, aussi conviendrait-il de se saisir de cette nouvelle fin de non-recevoir de la part de la BCE pour expliquer en quoi cette idée de désobéissance aux traités n’est pas fiable à tous points de vue. Il convient de préciser cependant que cette idée n’est pas exclusive aux réseaux de La France insoumise.
Qu’est-ce qu’un traité ?
Un traité est un contrat, en ce sens qu’il contraint les signataires et les adhérents à certaines obligations en échange de la jouissance de certains droits ou avantages, mais qui, contrairement à un simple contrat, revêt un caractère international. On ne pourra pas, à ce titre, comparer un traité entre deux pays avec un contrat entre, disons, un particulier et une entreprise publique.
Pourtant le fonctionnement des deux est similaire sur certains aspects : l’engagement et la conclusion. Si les deux parties sont d’accord pour se lier par un contrat ou un traité, elles le signent de ce commun accord, et si une ou les deux parties souhaitent mettre fin au contrat ou au traité, celui-ci est dénoncé par les concernés, en respectant les dispositions prévues aux clauses traitant de cette éventualité (paiement d’une compensation, respect d’un délai particulier, etc.).
À de rares exceptions, les points communs s’arrêtent là. Il existe une infinité de modèles de contrats, et chacun peut disposer des clauses pour non-respect des engagements pris : par exemple, dans un contrat de travail, l’employé est tenu d’être présent dans son entreprise et de faire son travail, en échange d’un salaire. S’il n’est pas présent dans l’entreprise ou s’il n’effectue pas son travail, l’entreprise peut le mettre à pied, retenir son salaire, voire le licencier (sous certaines conditions, bien entendu) ; et si l’entreprise ne verse pas le salaire de l’employé qui pourtant est présent à son poste et fait son travail, celui-ci peut exiger une compensation devant les institutions compétentes. Lorsqu’une personne s’engage à rendre service à son voisin pendant ses vacances, par exemple nourrir le chat, en échange d’une bouteille de vin rapportée, il y a un contrat tacite, et la réaction de l’une ou l’autre des parties au non-respect de l’engagement de l’autre se mesurera à l’échelle du dommage rencontré : si le chat est mort de faim, ou si aucune bouteille de vin n’aura été offerte en compensation du service rendu, on peut imaginer que les relations de voisinage vont se dégrader.
À chaque contrat, existe donc une forme de clause prévue en cas de désobéissance, avec des implications plus ou moins graves pour la partie rebelle, et, en tout état de cause, la rupture du contrat en toute fin. Si cette forme de clause est explicite ou à l’inverse implicite, sa mise en action est à la discrétion de la partie qui s’estime lésée. Au contraire, si la partie lésée ne sait pas qu’elle est lésée, elle ne peut pas mettre en action le principe de réparation.
En reprenant les deux exemples précédents : un patron d’entreprise qui sait son employé absent ce début de journée, parce qu’il est rentré tard du travail la veille, ne va pas immédiatement invoquer une mise à pied ; si le responsable du chat n’a pas nourri l’animal une fois, par paresse ou par oubli, le voisin lésé n’en saura rien, la santé du chat n’ayant pas été visiblement atteinte, et il ne refusera pas de remplir sa part de l’engagement.
Un traité, on l’a dit plus haut, lie un ou plusieurs pays entre eux dans la poursuite de certains intérêts, tant commerciaux que politiques ou territoriaux. Par exemple, c’est le traité de Bayonne du 26 mai 1866 qui délimite l’actuelle frontière entre la France et l’Espagne : le tracé prévu dans ce traité convenait, et convient depuis 1866, aux deux intéressés. Par contre, le traité ne prévoit pas de clause de non-respect : on est en droit d’imaginer que la violation (ou la désobéissance) de ce traité par la France ou l’Espagne causera une crise diplomatique importante, et une méfiance de la part du pays floué par l’autre. Sur ces entrefaites devra avoir lieu un arbitrage, qui peut passer par la saisine de la Cour internationale de justice, désignée compétente en la matière par l’Organisation des Nations unies. L’examen des affaires réglées par la Cour montre que celle-ci traite des griefs entre pays membres de l’Union européenne exclusifs, et entre pays membres de l’Union européenne et des pays tiers.
La « désobéissance » : combien ça coûte ?
Les multiples traités européens fonctionnent exactement de la même manière ; il n’y a d’ailleurs aucune raison juridique qu’ils puissent fonctionner différemment. Le traité « fondateur » et constitutif de ce qu’est devenu l’UE aujourd’hui, le traité de Rome, précise en son article 259 les recours en manquements, et en son article 260 les sanctions financières prévues pour ces manquements. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) peut être ainsi saisie par un pays qui s’estime lésé par l’action ou l’inaction d’un autre pays à visée contraire aux traités, mais c’est en règle générale la Commission européenne qui aura le rôle de délateur. Ensuite, la CJUE examine ledit grief (autrement dit, le non-respect des traités sur tel ou tel aspect) et fixe une amende selon trois critères : la gravité du manquement, la durée du manquement et la capacité financière du pays en tort. Ainsi, une première amende pour un manquement de courte durée sur un fait banal peut devenir une amende très importante en pourcentage du PIB si aucune réparation n’est fournie par le pays concerné.
Un exemple parmi d’autres : la condamnation de la France par la CJUE à la fin de 2019, après plusieurs mises en demeure de la Commission européenne, au sujet de son inaction relativement à la pollution de l’air. Dans cette affaire, on peut objectivement imaginer que tous les pays adhérant aux traités peuvent s’être sentis lésés de voir qu’en dépit de leurs efforts pour limiter leurs émanations de dioxyde d’azote, conformément à leurs engagements et en vertu des traités [1], d’autres pays partenaires ne fournissent pas les mêmes efforts attendus. La patience relative de la Commission européenne dans cette affaire regarde la Commission européenne : elle peut argumenter que la France avait d’autres priorités à régler d’abord, et qu’elle s’est contentée de rappels pendant dix ans avant de saisir la Cour devant le retard accumulé des engagements de la France, qui n’a pas démérité à répondre de ses autres engagements, fort nombreux.
Il n’est pas déraisonnable de penser que, à l’instant où la France déclarerait officiellement que sa politique est désormais de désobéir aux traités, sur les sujets pour lesquels elle se sentirait lésée dans leur exécution, la Commission européenne scruterait attentivement tous les manquements de la France dans ses obligations (précisons, si nécessaire, qu’un traité contraint autant qu’il permet). Il n’est pas déraisonnable de penser que tous les pays membres de l’UE qui n’approuveraient pas la nouvelle politique française, emboîteraient le pas de la Commission. Et il n’est pas déraisonnable de penser que, à la moindre désobéissance (citons pêle-mêle, annulation de la directive sur les travailleurs détachés, limitation des mouvements de capitaux, réinvestissement massif dans les services publics, etc.) la Commission et tous les pays partenaires dans le cadre des traités iraient porter leur grief devant la CJUE — et à raison —, laquelle condamnerait la France à chaque fois que les traités seraient jugés violés par l’action ou l’inaction de la France.
Le principe de la désobéissance reviendrait à dire aux autres pays, auxquels nous sommes liés par les traités européens, que nous ne prenons que le positif de notre appartenance aux traités, tout en rejetant ce qui nous contraint. Comment pourraient-ils l’accepter ? Si l’on pousse le raisonnement au point de suggérer qu’ils n’ont qu’à nous imiter, à quoi alors servent ces traités, si chaque pays membre en fait exactement ce qu’il souhaite, au détriment des autres ? Une belle pagaille en perspective, mais n’allons pas si loin ; arguons au contraire que la France reste seule dans sa posture de désobéissance aux traités, y compris en ne réclamant pas de jouir des droits qu’elle est normalement en mesure de bénéficier dans le cadre des traités. Elle se verrait tout de même condamnée par la CJUE à de multiples titres, et pourrait alors soit faire le choix de payer les amendes infligées, soit de refuser de le faire. S’il est impossible à l’heure actuelle de calculer à combien s’élèverait la somme des amendes annuelles pour l’ensemble des griefs, cette somme reste trop importante comparée au bénéfice (en fait nul) de continuer à faire partie des pays soumis aux traités. Et, si la France refusait de régler ses amendes, d’une part la CJUE en augmenterait symboliquement le montant, mais serait en mesure de porter les griefs devant la Cour internationale de justice.
1. Ici, c’est la directive « Qualité de l’air » qui n’est pas respectée. Et comme le respect des directives de la Commission est obligatoire dans le cadre des traités, c’est bien la CJUE qui est compétente pour estimer le manquement et prononcer la condamnation.
La « désobéissance » : quelles implications pour la France ?
À ce stade, quel est le signal que la France envoie aux autres pays ? Le postulat de départ est de dire : « La France est signataire d’un traité contraignant, qu’elle considère injuste pour telles et telles raisons, aussi a-t-elle décidé de ne pas obéir à ses injonctions », tout en refusant d’utiliser les multiples voies légales de dénonciation de ces traités. Tout au contraire, elle assume sa politique de désobéissance par principe, et en dépit des multiples condamnations qu’elle voit lui être administrées par la CJUE ou la CIJ. Elle indique donc à tous les pays du monde qu’en vertu d’un changement de politique intérieure elle peut du jour au lendemain ne plus vouloir respecter ses engagements internationaux, voire pis, ne chercher à en tirer que des bénéfices sans avoir à assumer les contraintes correspondantes.
Est-ce un bon signal ? Il serait illusoire de penser que oui. Les conséquences diplomatiques seraient désastreuses, d’autant que rien n’empêche par ailleurs la France de dénoncer les traités qu’elle pourrait juger, à l’aune d’un changement de politique intérieure, trop contraignant. Les conséquences économiques et juridiques, on l’a vu, seraient tout autant désastreuses… et pour quel résultat ? Le droit de dire « nous violons les traités », et éventuellement être rejoint de quelques hypothétiques pays qui finiraient dans la même situation juridique, économique et diplomatique ? Nul n’est assez fou.
Pour en revenir à l’un des exemples, certes simplifiés, cités plus haut, l’employé ne pourrait exiger de rémunération de la part de l’entreprise qui l’emploie, tout en continuant à jouir des prérogatives du contrat et en n’allant pas travailler : s’il refuse de travailler, pour quelque raison que ce soit, il est libre de dénoncer son contrat et il n’y aurait pas de raison objective que l’entreprise prenne cette interruption comme un grief particulier, ou à défaut plus grave que si l’employé « désobéissait ».
La désobéissance envers les traités est aussi pertinente que l’idée de vengeance quand on cherche à obtenir une réparation : on peut imaginer que se venger est plus simple, efficace, et ô combien plus rapide, que de faire appel à la justice, parfois si lente, si rouillée, et parfois ô combien injuste, paradoxalement. Mais dans un monde où la justice prévaut sur la vengeance, cette dernière finit toujours punie parce qu’elle outrepasse les règles communes. Si encore l’institution qui cadre l’action de la justice n’existait pas, on aurait des difficultés à redire quoi que ce soit au principe de vengeance.
De la même manière, le principe de désobéissance est compréhensible dans un cadre excessivement contraignant, sans voie de sortie, où une certaine tyrannie fait ployer les peuples sous un joug incompréhensible de cruauté… mais pas quand il s’agit de désobéir à un traité qui propose une clause de sortie, et qui évolue dans le cadre de la convention de Vienne sur… le droit des traités. On rappellera d’ailleurs que cette convention, dûment signée par la France, stipule en son article 27 qu’aucune disposition de droit interne (donc propre au pays concerné) ne peut justifier le non-respect d’un traité ! Autrement dit, la désobéissance aux traités européens est un double viol : celui des traités européens, et celui de la convention.
« Désobéir » aux traités : une stratégie floue
Quel est donc l’objectif recherché par les gens qui prônent la désobéissance plutôt que la sortie ? Quel est l’objectif recherché par les gens qui prônent une sortie des traités sans les dénoncer ? Difficile de voir autre chose dans cette intention qu’une forme de confusion, peut-être involontaire. Si, par contre, l’objectif est de reprendre le contrôle sur tous les sujets contraints par les traités, il n’existe qu’une solution : dénoncer les traités européens en question et sortir de l’Union européenne — « Frexit » n’étant qu’une des nombreuses appellations pour une telle démarche. Certes, cette solution n’est pas gratuite politiquement, ni économiquement, mais elle est moins lourde que toute autre tentative qui se solderait de toute façon par un échec, de vives tensions avec les partenaires qui pourraient s’estimer lésés de notre comportement à leur égard, et par le ternissement déjà bien entamé de l’image de la France aux yeux du monde. Tout au contraire, un respect des règles à tout point de vue, y compris pour déclarer notre intention de dénoncer les traités et de recouvrer notre indépendance vis-à-vis des engagements précédents, ne saurait provoquer de courroux auprès de ces partenaires puisque, tout signataires qu’ils sont des mêmes traités, ils en connaissent les clauses et savent donc que la dénonciation est possible.
Certains prônent la désobéissance. Fort bien, mais expliquent-ils ce que signifie désobéir ? Comment comptent-ils s’y prendre ? Expliquent-ils en quoi ce procédé serait plus intéressant que le Frexit ? Au bout du compte, après avoir échoué à désobéir, seraient-ils prêts au Frexit ? Les négociations de l’accord post-Brexit ont démontré qu’il était inutile d’aller à la confrontation avec l’UE si l’on n’est pas prêt à l’effet maximum. Désobéir sans prévoir ni même brandir le Frexit, c’est courir à l’échec.
La seule vertu de la désobéissance serait de montrer qu’il est impossible de changer l’UE. Une autre méthode plus sérieuse, pédagogique et démocratique serait de tenter une dernière fois de renégocier la modification des traités (voir l’article 48 du traité de l’Union européenne, dit « traité de Lisbonne »). Ensuite, il n’y aura que deux possibilités : accepter, accepter les dérives prises par l’UE depuis sa création, accepter la politique de la Commission européenne, instance non élue qui dicte pourtant leur conduite aux États-membres, accepter la destruction des services publics, du tissu industriel, du niveau de vie, accepter un nivellement par le bas au nom de la sacro-sainte compétitivité libre et non faussée ; ou refuser. Refuser, et reprendre le contrôle.