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Immobilier : l’Union européenne menace la TVA sur marge
Les ventes de terrains à bâtir sont soumises à la TVA si elles sont faites par des professionnels de l’immobilier (lotisseurs, marchands de biens, etc.) ou considérés comme tels (collectivités locales aménageuses), selon le Code général des impôts (1).
La TVA est en principe perçue sur le prix de la vente (2). Cependant, lorsque la vente porte sur un terrain à bâtir, une autre base d’imposition existe : c’est la marge (3). La marge au sens fiscal ressemble à une plus-value ; fondamentalement, elle correspond à la différence entre un prix de vente et un prix d’acquisition.
La TVA sur marge est le régime par excellence des biens d’occasion. Cependant, les textes européens autorisent les États à étendre ce régime aux immeubles (4). C’est ce qu’a fait la France, notamment à l’égard des terrains à bâtir, lors de l’adoption de la loi de Finances rectificative pour 2010, qui était destinée à mettre en conformité le régime français de TVA immobilière avec la « directive TVA »… La France serait d’ailleurs le seul État de l’UE à avoir adopté la TVA sur marge dans l’immobilier.
Les professionnels et les collectivités souhaitent le plus souvent l’application d’une TVA sur marge car elle évite un surenchérissement du foncier (lire à ce sujet la lettre du président de l’Association des maires de France au ministre des Finances du 15 juin 2020) : la TVA sur prix frappe un prix de vente brut, alors que la TVA sur marge frappe un prix de vente diminué du prix d’acquisition.
En revanche, l’État n’est pas favorable à étendre le régime de la marge, au risque selon lui d’entraîner « une érosion substantielle de l’assiette de la TVA et, par voie de conséquence, une perte de recettes pour l’État ».
1. CGI, art. 256 et 257, I, 2, 1°.
2. CGI, art. 266, 2, b.
3. CGI, art. 268.
4. Directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, « directive TVA », art. 392.
Un contentieux d’ordre national…
La TVA sur marge est donc vue comme un régime d’exception par rapport à la TVA sur prix. Elle est donc permise, mais à deux conditions.
1. L’acquisition initiale du terrain par le professionnel ne doit pas lui ouvrir droit à déduction de TVA ; c’est la condition d’absence d’ouverture du droit à déduction de TVA, prévue expressément par la loi (1).
2. Le bien revendu doit être identique au bien acquis ; il ne doit pas être modifié dans ses caractéristiques entre l’acquisition et la revente ; c’est la condition dite d’identité, d’abord exigée par l’administration fiscale (2), puis consacrée par la jurisprudence du Conseil d’État (3).
Depuis plusieurs années, un contentieux oppose les professionnels au fisc devant les juridictions nationales sur ces conditions d’application de la TVA sur marge (principalement celle dite d’identité, par exemple : un terrain revendu après division d’une parcelle, est-ce le même bien ?).
Afin de régler les litiges, le Conseil d’État a pris la décision de poser une question en interprétation de l’article 392 de la « directive TVA » auprès de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), selon la procédure du renvoi préjudiciel prévue par l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) (CE 3e – 8e chambres réunies, 25 juin 2020, n° 416727, Icade Promotion).
1. CGI, art. 268.
2. Inst. 29 déc. 2010, BOI 3 A-9-10, n° 87 et BOI-TVA-IMM-10-20-10, 13 mai 2020, n° 20.
3. CE, 8e et 3e chambres, 27 mars 2020, n° 428234, Promialp.
… tranché par l’Union européenne…
La CJUE vient d’apporter sa réponse, le 30 septembre dernier.
S’agissant de la seconde condition dite d’identité, la CJUE adopte une lecture compréhensive (points 56, 57 et 62 : est considéré comme étant le même bien le terrain revendu après division en lots d’une parcelle ou le terrain revendu après travaux de raccordement).
En revanche, c’est son interprétation de la première condition qui pose difficulté.
Depuis 2010 (date d’entrée en vigueur de la réforme de la TVA immobilière en France), l’administration fiscale considère que les acquisitions de terrains par les professionnels auprès des particuliers n’ouvrent pas droit à déduction de TVA (1). Le raisonnement peut se comprendre : toute TVA facturée constitue une TVA déductible pour l’entreprise qui la supporte (2). Encore faut-il qu’il y ait une TVA facturée. Or les acquisitions d’immeubles effectuées auprès des particuliers sont situées hors du champ d’application de la TVA (le particulier ne peut pas facturer de TVA). La facturation d’une TVA lors de l’acquisition étant exclue, aucun droit à déduction de TVA ne peut donc s’ouvrir.
La CJUE considère que l’acquisition auprès d’un particulier ferme définitivement la porte à la TVA sur marge lors de la revente.
Les spécialistes et les praticiens se basent quotidiennement sur ces commentaires administratifs dans leurs dossiers. Ainsi, la solution classiquement retenue en France est que la revente d’un terrain à bâtir est soumise à TVA sur la marge si ce terrain a été acheté auprès d’un particulier (sous réserve de vérifier aussi la condition d’identité).
Or la CJUE considère que l’acquisition auprès d’un particulier ferme définitivement la porte à la TVA sur marge lors de la revente parce que, justement, une telle acquisition est hors champ TVA (points 44 et 46) ! La solution du juge européen repose sur la notion de TVA « rémanente » : le régime de la TVA sur marge ne se justifie que si une TVA a bien été facturée initialement lors de l’acquisition mais n’a pas pu être effectivement déduite par l’acquéreur professionnel (par exemple, parce que son coefficient de déduction est égal à 0).
Quoi qu’il en soit, la CJUE dit l’exact contraire de ce qui est pratiqué en France depuis plus de dix ans ! En outre, sa jurisprudence aboutit à réduire à peau de chagrin le domaine de la TVA sur marge. En effet, l’acquisition du foncier par les professionnels se fait principalement auprès des particuliers.
Autant dire que la jurisprudence de la CJUE menace d’extinction la TVA sur marge !
1. BOI-TVA-IMM-10-20-10, 13 mai 2020, n° 30.
2. CGI, art. 271, I, 1°.
… au détriment du contribuable français !
Dans l’immédiat, certains experts attendent la réaction de l’administration fiscale. Toutefois, on l’a vu, l’État n’est pas actuellement favorable à la TVA sur marge, qui rapporte moins que la TVA sur prix — ceci est-il lié à l’augmentation de la contribution nette de la France au budget de l’UE ? Il ne faut pas perdre de vue que la TVA reste l’une des principales « ressources propres » de l’UE…
Il convient aussi de prendre en considération « la primauté du droit européen » qui se manifeste ici sous deux aspects.
1. Selon la propre jurisprudence de la CJUE, l’interprétation qu’elle donne des textes européens lie le juge national. Son arrêt revêt donc ici un caractère obligatoire à l’égard des juridictions françaises, donc à l’égard du Conseil d’État.
2. Il est loin d’être certain que les professionnels puissent encore se servir de la doctrine administrative française actuelle. La question reste en effet posée de la portée d’une doctrine administrative contraire aux normes européennes (dans le « jargon », ce qui est en jeu c’est la garantie d’opposabilité de l’article L 80 A du livre des procédures fiscales). Ainsi, en cas de contentieux sur la TVA sur marge, il est probable que le juge interne refuse au contribuable le droit d’appliquer la doctrine administrative.
D’autres experts souhaitent que le législateur français, par la prochaine loi de Finances rectificative pour 2021, modifie le Code général des impôts pour le rendre conforme à la « directive TVA ».
L’Union européenne paraît donc bien avoir scellé le sort de la TVA sur marge en France…
Frexit Tax
fiscaliste travaillant auprès du notariat