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La Super Ligue : la sécession des élites du football
Front populaire, le 6 mai 2021
Anthony Véra-Dobrões
Membre suppléant du Bureau exécutif
C’EST UN véritable séisme qui a secoué l’ensemble de la planète football. Le dimanche 18 avril, douze des clubs les plus riches et les plus suivis du Vieux Continent ont décidé de quitter l’UEFA pour fonder leur propre ligue privée supranationale. Les séparatistes comptent 3 espagnols (le Real Madrid, le Barça et l’Atletico Madrid), 3 italiens (la Juventus, l’Inter et le Milan AC), et 6 anglais (Arsenal, Manchester City, Manchester United, Chelsea, Liverpool et Tottenham). La sortie de ces clubs de l’UEFA implique leur départ de sa compétition phare, la Ligue des champions (ou C1), véritable institution et trophée des plus prestigieux. Bien que le projet se soit finalement rapidement soldé par un échec cuisant, il est intéressant de voir qu’il n’est en réalité que l’aboutissement d’une dynamique entamée depuis plus de 30 ans : celle de la dérégulation du football au nom des sacro-saintes règles du marché.
Aux origines de la fronde
Le projet de Super Ligue est un vieux serpent de mer, mais il n’était, pour l’heure, brandi que sous la forme de menace par les clubs concernés. Il s’agissait même du principal levier de négociation face aux instances européennes du football, notamment concernant la redistribution des recettes et l’organisation des compétitions.
L’UEFA a mis en place un système de répartition entre les clubs et les fédérations européennes de football, lesquelles ont perçu environ 405 millions d’euros pour l’année 2019-2020. Chaque club participant à la compétition a droit de recevoir une somme de plusieurs millions, dont le montant augmente en fonction de ses résultats. La ligue n’étant pas fermée, la participation d’un club à la compétition est conditionnée par le niveau moyen de son championnat sur les cinq dernières saisons européennes (coefficient UEFA), de son classement dans ce championnat, puis, pour les championnats les plus modestes, d’un passage par des tours préliminaires de qualification. L’objectif affiché étant de rétribuer les clubs selon une échelle de valeurs méritocratique, laquelle masque, hélas, un accaparement des richesses par les plus riches, qui sont souvent ceux qui vont le plus loin dans la compétition, car ils ont les moyens de payer les meilleurs joueurs, les meilleurs entraîneurs et qu’ils ont les effectifs les plus étoffés (permettant de pallier les blessures et les suspensions).
Les fondateurs de la Super Ligue reprochent à l’UEFA d’être bien trop généreuse avec les clubs de second rang dans sa redistribution des recettes.
Néanmoins, la ligue étant semi-fermée, elle a le mérite de permettre aux clubs qualifiés de percevoir malgré tout un chèque oscillant entre 15 et 20 millions d’euros, ce qui n’est pas rien pour une petite équipe. Cela peut parfois lui permettre de conserver son joueur phare ou de recruter de jeunes talents de son championnat. Il est à noter ici que l’évolution de la Ligue des champions au gré de ses réformes tend vers sa fermeture. Pour autant, les douze fondateurs de la Super Ligue reprochent à l’UEFA d’être encore bien trop généreuse avec les clubs de second rang dans sa redistribution des recettes, et de ne pas leur attribuer la part qui leur revient, à savoir la part du lion.
Pour donner quelques chiffres, sur la saison 2019-2020, les recettes commerciales brutes de la Ligue des champions se sont élevées à 3,25 milliards d’euros, et ont été en majorité issues des droits télévisuels. De ce gâteau des plus appétissants, le Bayern Munich, le club allemand le plus important, vainqueur de l’édition 2019-2020, n’aura reçu « que » 130 millions d’euros. Ces sommes peuvent paraître astronomiques pour les non-initiés, mais elles sont en réalité rapidement absorbées par les dépenses démentielles des grands clubs, notamment par leur masse salariale, mais aussi par les transactions pour l’achat de contrats de joueurs (les fameux « transferts » qui ont lieu durant le « mercato »). À titre d’exemple, la masse salariale de l’effectif professionnel du FC Barcelone pour l’année 2019 était de 575,8 millions d’euros, soit 69 % de son chiffre d’affaires, et le club blaugrana avait un solde négatif entre les ventes et achats de joueurs de 129 millions d’euros, soit 15 % de son chiffre d’affaires. Ainsi, ses deux postes de dépenses réunis équivalaient à 84 % du chiffre d’affaires du club, ce qui ne laissait que 16 % pour les dépenses d’investissement dans les infrastructures (centre d’entraînement, stade, centre de formation), les frais de déplacement, ou le reste de la masse salariale.
La logique est celle de firmes cherchant à étendre leurs parts de marché et créer des débouchés à travers le monde.
Le calendrier de cette annonce d’une ligue fermée n’est pas non plus le fruit du hasard. Fortement impacté par la crise sanitaire, le secteur du football se devait de réagir. Un manque à gagner est apparu lorsque les diffuseurs ont refusé de payer les dernières échéances des droits télévisés, au motif que les championnats ont été arrêtés de manière anticipée, comme en France, et donc que le « produit » n’était pas livré. En outre, les clubs ont dû subir le manque à gagner des billetteries et de la vente des produits dérivés. Comme le dit lui-même Florentino Perez, patron du Real Madrid et élément moteur de la Super Ligue : « La pandémie nous a fait accélérer. Nous sommes tous ruinés. »
L’idée motrice de cette nouvelle compétition était la suivante : créer une ligue fermée, afin de concentrer les meilleures équipes et de multiplier leurs rencontres, pour pouvoir proposer un spectacle exceptionnel, qui serait demandé partout en Europe, mais aussi sur des continents restant à conquérir, comme l’Asie ou l’Amérique du Nord. La logique est donc celle de firmes cherchant à étendre leurs parts de marché et créer des débouchés à travers le monde.
Les droits télévisuels de la NFL et de son Super Bowl font saliver les clubs de football européens.
Si le tropisme vers les marchés asiatiques s’entend parfaitement, tant le nombre de consommateurs potentiels y est important, celui vers le marché nord-américain peut paraître surprenant, tant les diverses tentatives de greffes ont échoué depuis les New York Cosmos de Pelé et Beckenbauer jusqu’au New York Redbulls de Thierry Henry. En réalité, ce sont les droits télévisuels de la NFL et de son Super Bowl (6,7 milliards pour la dernière saison) qui font saliver les clubs de football européens. L’Europe et son marché semblent devenus trop étroits, et le pouvoir d’achat des fans de foot insuffisant pour sustenter l’appétit boulimique des grandes entreprises que sont devenus certains clubs européens. Évidemment, les recettes générées par cette ligue fermée seraient redistribuées essentiellement aux clubs membres de ce gotha. En somme, la solidarité des riches, entre riches.
Enfin, il faut souligner le risque de l’aléa sportif pris par les clubs, qui risquent toujours de ne pas se qualifier en Ligue des champions, et donc de se priver des recettes qui y sont liées, comme cela pourrait être le cas de la Juventus cette saison, ou bien d’être éliminés par un invité surprise durant la compétition, comme lors de l’édition de la saison 2003-2004, opposant en finale Porto à Monaco. En fermant la ligue, on supprime ce risque.
La Super Ligue : solution ou fuite en avant ?
Cette course aux recettes menées par les grands clubs de football provient d’un effet auto-entraînant. Plus il y a de l’argent investi dans le foot, plus la demande en investissement grandit. Ceci est dû à la nature même du football qui, on le rappelle, est à la base un sport. Or un sport est un jeu, qu’on peut gagner ou perdre. Pour remporter le jeu, il faut avoir fait preuve de qualités supérieures à celles de son adversaire. C’est pourquoi dans un sport collectif, un club aura à cœur d’avoir dans son équipe les meilleurs joueurs, maximisant ainsi ses chances de remporter des rencontres, voire de remporter des compétitions.
Lorsque le sport se professionnalise, la rémunération devient un critère déterminant pour faire venir un joueur dans son équipe. Lorsqu’il est possible de racheter les années de contrat à durée déterminée d’un joueur en payant ses indemnités de rupture, l’argent joue un rôle déterminant dans la structuration des équipes, un club « vendeur » pouvant tirer une source de profit de cette rupture anticipée, et un club « acheteur » réalisant un investissement pour renforcer son équipe et donc améliorer ses performances sportives.
Si ce sport devient populaire, qu’il permet de vendre d’autres produits, notamment par la publicité, ou bien qui permet de rétribuer des chaînes de télévision par des systèmes d’abonnement, les enjeux financiers autour de ces rémunérations ou transferts de joueurs vont mécaniquement eux aussi devenir plus importants. Et alors la lutte pour obtenir les meilleurs joueurs, denrées rares, poussera immanquablement les clubs à y allouer massivement ces nouvelles sources de revenus. Si vous dérégulez en plus ce marché en ne limitant pas la circulation des joueurs, qui constituent l’une des principales sources de revenus et de dépenses, vous obtenez le football européen depuis l’arrêt Bosman de 1995 (arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes datant du 15-12-1995).
Les droits télévisuels représentent près de la moitié des revenus de Liverpool ou de la Juventus, plus d’un tiers pour le Real.
Le phénomène illustrant le mieux cette entrée massive d’argent dans le football européen est la progression fulgurante des droits télévisuels ces trente dernières années. L’exemple de l’Angleterre est le plus exacerbé, les droits télévisuels passant de 0,3 milliard au début des années 1990 pour atteindre les 6,9 milliards à l’orée 2020, soit une multiplication par vingt-trois. Les différents championnats majeurs ne sont pas en reste, connaissant une évolution similaire, mais d’une amplitude moindre. Les clubs se sont donc appuyés sur cette nouvelle manne pour se livrer une concurrence féroce sur le marché des transferts, en versant des salaires toujours plus élevés, en achetant des contrats de joueurs toujours plus chers.
L’ascension paraissait pour certains illimitée, comme si les droits ne s’arrêteraient jamais de monter, malgré le développement du streaming, malgré la baisse du pouvoir d’achat des ménages, malgré l’évolution du rapport au foot des plus jeunes. Les droits télévisuels représentent une véritable une bulle spéculative, et pourtant il s’agit d’une source de revenus non négligeable des clubs de football (près de la moitié pour Liverpool ou la Juventus, plus d’un tiers pour le Real, étant entendu que la part dans le budget est encore plus importante pour les petits clubs). La réalité finit toujours par rattraper tout le monde, et le Covid-19 s’est avéré être un limier efficace.
En effet, la crise sanitaire n’a été que le révélateur d’un système aberrant. Le risque de défaut de paiement des diffuseurs sportifs en raison de la suspension des compétitions, voire de l’annulation de plusieurs rencontres a montré la « télé-dépendance » des clubs de football. Cependant, le problème est plus profond que cela. Il s’agit du paradoxe entre la croissance des droits de télévision, et la baisse tendancielle des audiences.
Ce marché des droits télévisuels ne repose pas sur la rentabilité du produit acheté, mais il permet de spéculer sur des recettes futures.
La hausse des droits de diffusion peut s’expliquer par le modèle économique des diffuseurs sportifs, et la structure du marché devenu hautement concurrentiel au fur et à mesure des années. Lorsqu’un acteur comme Canal Plus était en situation de quasi-monopole, dans les années 1980-1990, il était en position de force avec la Ligue de football pour fixer son prix. L’entrée successive de différents diffuseurs est donc une première explication à la hausse des prix.
Ensuite, l’arrivée des télécoms (Orange, SFR), qui voient le football comme un produit d’appel, c’est-à-dire comme un produit accessoire à d’autres, qui eux sont rentables, mais qui permet d’attirer des abonnés vers l’offre globale du distributeur. L’effet pervers de ce modèle économique, c’est qu’il piège les diffuseurs, obligés de garder coûte que coûte les droits télévisuels s’ils ne veulent pas perdre des abonnés, la perte s’impactant sur les ventes des autres produits. L’exemple le plus symbolique est le groupe surendetté Altice, propriétaire de la chaîne RMC sport qui avait payé à prix d’or les droits de la Ligue des champions et de la Premier League (le championnat de première division anglais) et qui aujourd’hui ne peut plus suivre les différents appels d’offres.
Le cas Bein Sports, véritable gouffre financier de plus d’un milliard d’euros, est à part, car il s’agit d’une subvention déguisée du Qatar, dans une logique de soft power et afin de financer indirectement les concurrents du PSG, pour redonner de la compétitivité au championnat et donc embellir sa vitrine qu’est devenu le club de la capitale. Ce marché des droits télévisuels ne repose donc pas sur la rentabilité du produit acheté, mais il permet de spéculer sur des recettes futures qui y sont indirectement liées. Un tel système ne peut durer indéfiniment, et les promoteurs de la Super Ligue le savent.
Les plus jeunes désertent de manière générale la télévision, et d’autant plus le sport à la télévision.
L’absence de rentabilité des droits est due non seulement à la hausse de leurs prix, le nombre de diffusions gratuites étant de plus en plus réduit, mais aussi à une demande qui ne suit pas, voire qui a tendance à baisser. À l’origine de cette baisse tendancielle, il y a un effet générationnel, les plus jeunes désertant de manière générale la télévision, et d’autant plus le sport à la télévision (15 % seulement des millienials suivraient le sport chaque jour à la télévision, et à peine 8 % des zoomers), mais aussi un effet lié au pouvoir d’achat et aux prix des abonnements, qui eux ne baissent pas, faisant monter le nombre de téléspectateurs pirates.
À titre indicatif, pour qu’un amateur de football puisse suivre toutes les rencontres de la Ligue 1 (le championnat français de première division) pour la saison 2020-2021, il devait payer 45,80 euros par mois, soit près de 550 euros par an. Afin de compenser cette baisse d’audience, le prix des abonnements monte, cette hausse poussant d’autant plus les téléspectateurs vers le streaming. Sans recours à des financements extérieurs, le système ne peut qu’imploser. L’appel des sirènes venues d’Orient (Qatar, Émirats arabes unis, Arabie saoudite) ou d’Extrême-Orient (Chine, Japon, Corée) trouve donc tout son sens.
Cependant, l’hypothèse du recours aux apports étrangers est-elle réellement une solution ? Ne fait-il pas, au fond, que transposer la dépendance des acteurs de ce marché vers d’autres maîtres ? Ne peut-on pas envisager que des rencontres seraient placées en milieu de journée ou au milieu de la nuit, pour coller aux horaires chinois ou américains ? Est-il impossible que des compétitions finissent même par être disputées sur ces continents ? L’intérêt est simplement de remettre une pièce dans la machine, de continuer à voir la course aux rémunérations exorbitantes et les transferts délirants se poursuivre. Pour exemple, et pour comparer des joueurs comparables en valeur sur le marché de leur époque, Michel Platini fut transféré pour 3 millions d’euros à la Juventus en 1982 ; Zinédine Zidane fut transféré au Real Madrid pour une somme de 75 millions d’euros en 2001 ; et Neymar fut transféré au PSG pour 222 millions d’euros en 2017. Jusqu’où cette folie peut-elle aller ?
Les causes de la crise du football
La baisse de l’attrait pour ce sport provient d’une crise existentielle qu’il connaît, en parallèle de celle que vivent nos sociétés d’Europe occidentale. La question qu’il conviendrait de se poser serait de savoir ce qui a fait du football le sport le plus populaire sur la planète et ce qui fait sa singularité.
Le football est avant tout un sport populaire, simple, ludique, qui peut se pratiquer n’importe où. Il s’agit d’un ensemble de codes faciles à appréhender pour un individu, et qui lui permettent de s’inclure dans un collectif animé par une dynamique alliant la compétition et le plaisir. D’abord assis sur une base de fans d’un quartier, puis d’une ville, puis d’une région et enfin d’un pays, les clubs ont développé leur identité dans un creuset local sublimé par l’émotion que développe le jeu, et qui renforce l’attachement des supporteurs à leur équipe. Pour ces gens ordinaires, le football est « un moyen d’exister par procuration dans une société d’anonymat ». Le club de foot est une communauté, représentée par une équipe, incarnée par ses supporteurs, dirigée par une institution. En cela, il est aberrant de le comparer à une marque de console de jeux ou de lessive.
Il y a aussi un véritable désir de retour aux racines locales des clubs de football.
À l’instar de l’essor des identités régionales ou nationales, il y a aussi un véritable désir de retour aux racines locales des clubs de football, la communication de certains clubs comme le Stade rennais, le RC Strasbourg ou encore l’OM en sont l’illustration. Comment dissocier le club de Liverpool de son bassin ouvrier, et vice versa ? On comprend alors que l’idée d’un football mondialisé, totalement désincarné et conçu comme un produit de consommation standardisé distribuable partout sur la planète s’oppose complètement avec cette logique. Ce sont deux visions du football qui se sont télescopées à l’annonce de la Super Ligue, celles des dirigeants et actionnaires des grands clubs, et la plèbe, composée des passionnés et des amateurs. Or ce sont les seconds qui payent leurs abonnements de stade et de chaînes de sports.
Également, la quête des droits télévisuels a conduit les fédérations supranationales à multiplier le nombre des rencontres, selon le calcul simpliste suivant : multiplier les rencontres multiplie les droits. Sauf que cela nie complètement un aspect essentiel dans « l’industrie du spectacle » — pour reprendre les mots de l’ancien président de la ligue de football professionnel, M. Didier Quillot —, dont parlent certains acteurs du foot business : l’aspect événementiel. Comment peut-on créer de l’événement derrière une rencontre de football quand il y en a trois par semaine ? Comment créer une dimension émotionnelle forte en multipliant les rencontres à faibles enjeux, tels que les matches de poule de Ligue des champions, ou les matches amicaux des équipes nationales ?
Le parcours de l’Ajax Amsterdam lors de la Ligue des champions 2018-2019 a suscité un véritable engouement des fans de football.
Et pourtant, les diffuseurs ont conscience de ce facteur puisqu’ils font monter la sauce avant les « classiques », ces rencontres attendues, car revêtues d’une dimension symbolique forte, les PSG-OM, les Manchester United-Liverpool, les Real-Barça, les Juventus-Inter, ou encore les Porto-Benfica. Ces rencontres n’ont lieu que deux fois par an en championnat, et elles suscitent les passions. Les meilleures audiences de la Ligue des champions sont également celles des rencontres à enjeux, soit à partir des phases éliminatoires, et non pas durant les phases de poule, qui n’ont pour but, en multipliant les rencontres, que de diminuer l’aléa sportif des grands clubs.
Or, l’absence d’aléa implique une sorte sclérose, qui se matérialise par un très faible roulement dans les clubs présents dans les phases éliminatoires. Et pourtant, que de passions réveillées lors de l’arrivée tonitruante d’une nouvelle équipe, d’un nouveau style de jeu. On peut faire référence ici au parcours de l’Ajax Amsterdam lors de la Ligue des champions 2018-2019, qui a suscité un véritable engouement des fans de football pour cette équipe composée en majorité de jeunes issus de son centre de formation ou du championnat néerlandais, et qui ont humilié en huitièmes de finale le grand Real Madrid, triple vainqueur en titre (2016, 2017 et 2018). Ce sont des épopées comme celle-là que veut suivre le public. Et pourtant, c’est précisément ce genre d’événements fortuits et imprévisibles, presque irrationnels, que les grands clubs, par l’intermédiaire de la Super Ligue, projettent de tuer.
Quant à la baisse d’audience chez les plus jeunes, elle est directement liée au prix des abonnements, et à la disparition progressive des rencontres sur les chaînes gratuites. Comment un enfant mineur peut-il suivre une rencontre de football si ses parents n’ont pas l’abonnement ? La question se pose également pour un jeune étudiant, dont le pouvoir d’achat ne lui permet pas toujours de vivre correctement. Il faudrait des statistiques sur le nombre de jeunes qui suivent les matches dans les bars, qui partagent des abonnements à plusieurs, ou qui utilisent tout simplement le streaming.
Les vraies solutions : la fin du prisme néolibéral et la régulation
Le football n’a pas besoin de chercher de nouvelles sources de revenus. Comme nous l’expliquions, il est illusoire de penser que l’arrivée de nouveaux investisseurs ou que de nouveaux débouchés, c’est-à-dire l’apport de nouvelles liquidités, permettront à eux seuls d’empêcher le système du football européen de s’effondrer. La compétition pour s’arracher les services des meilleurs joueurs ne sera jamais noyée par l’arrivée d’argent frais. Les salaires ne semblent pas connaître de plafond, de même que les transferts. Cette quête est donc une fuite en avant.
De manière générale, aucun fan de football ne va venir vous voir dans la rue en vous affirmant que le problème du football c’est que les joueurs ne sont pas assez payés ou que les prix des transferts ne sont pas assez élevés… Le propos est même en général le contraire. Loin de moi l’idée de verser dans le discours du « trop payés pour courir derrière un ballon » que ressortent souvent les gens méprisant ce sport. La répartition des profits dans le football est d’ailleurs proche de l’idéal socialiste, puisque ce sont les producteurs, à savoir les joueurs, qui accaparent la majorité de la plus-value, les détenteurs du capital, à savoir les propriétaires des clubs n’étant pas toujours rentables, et investissant souvent à perte. Autrement dit, plus ce sport générera de recettes, plus les rémunérations des joueurs et les prix des transferts augmenteront.
Il faut d’abord revenir sur l’arrêt Bosman, et limiter la circulation des joueurs.
En conséquence, il faut se résoudre à l’idée que le marché est incapable de résoudre ce problème. Il faut alors une intervention institutionnelle, pour réguler ce marché. Il ne faut pas simplement stopper l’inflation des prix sur ce marché, mais entamer un processus de décroissance économique.
Il faut d’abord revenir sur l’arrêt Bosman, et limiter la circulation des joueurs. Le système d’avant Bosman, celui d’un nombre maximal d’étrangers dans une équipe pourrait faire baisser les mouvements de joueurs et donc abaisser les prix des transferts, mais cela n’est pas suffisant. Il faudrait également protéger les jeunes joueurs, objets de spéculations dès leur plus jeune âge, interdisant les contrats rémunérés avant 18 ans, et interdisant à un jeune joueur de quitter son championnat de formation, voire son club avant un certain âge.
Évidemment, ce passage ne peut se concevoir sous le prisme du marché maastrichtien, puisque c’est un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui a amené l’arrêt Bosman. Et la jurisprudence du droit européen permet au contraire les compétions telles que la Super Ligue. Par conséquent, l’exemple britannique devra faire des épigones si l’on souhaite voir advenir un jour ce genre de réglementation.
Il peut être également intéressant de prévoir des systèmes limitant l’endettement des clubs, de manière à limiter la financiarisation du football, en les cantonnant à un pourcentage de leur bilan, mais aussi des systèmes limitant les déficits des clubs, voire les interdisant (ce qui se pratique en France).
Il faudra que l’UEFA intensifie la redistribution des fonds vers les équipes aux plus petits budgets.
Enfin, il apparaît nécessaire de prévoir des plafonds de masse salariale (salary cap) et un nombre limité de joueurs sous contrats dans un effectif au sein de l’ensemble de l’UEFA (et pas seulement des clubs participants aux compétitions européennes). De cette manière, les moyens financiers d’un club, passé un certain niveau, ne lui permettront plus d’avoir un ascendant sur les autres. Quel est l’intérêt d’avoir un budget disponible de 500 millions quand la masse salariale est limitée à 100 millions ?
Les clubs ne pourront qu’être soulagés de ces mesures, qui leur permettraient d’arrêter de pousser leur rocher tel Sisyphe, et de le voir retomber immanquablement. Afin de remettre de l’équité, et d’éviter de reproduire la situation d’accaparement des ressources par certains clubs, les mettant en position ultra dominante, quitte à espérer s’affranchir de toute instance de contrôle, il faudra que l’UEFA intensifie la redistribution des fonds vers les équipes aux plus petits budgets, de sorte qu’elles aient les armes pour affronter les grosses écuries européennes.
Concernant les modalités de la compétition, il faut garder le principe méritocratique, qui est important pour les supporteurs, comme l’a montré le vent de révolte contre le projet de Super Ligue. Pour renforcer l’attractivité des rencontres, il faut diminuer le nombre de matches en général, et jouer au maximum sur le calendrier. Ceci nécessitera une coordination avec la FIFA, et les autres fédérations supranationales. Les rencontres amicales ou les phases de qualification aux compétitions internationales, donnant lieu aux tristement célèbres « trêves internationales » ne doivent plus interrompre le fil de la saison. Quel est l’intérêt pour un sélectionneur et ses joueurs de ne se retrouver que sept jours tous les trois mois ? Comment mettre en place un plan de jeu, une tactique, dans ces conditions ? Pourquoi ne pas regrouper toutes ces rencontres à un moment de la saison, et laisser les équipes nationales s’entraîner et jouer durant plusieurs semaines ? Le niveau de jeu et l’intérêt des rencontres n’en seraient que renforcés.
L’intérêt de ces mesures n’est pas de ressusciter un football d’antan, mais bien d’inventer un football du XXIe siècle.
Le regroupement des rencontres de Ligue des champions, sous la forme d’une coupe — ce qu’était la C1 à l’origine — avec simplement des matches éliminatoires aller-retour, étalée sur quelques semaines, ne renforcerait-il pas l’intérêt de cette compétition ? Un tirage au sort fait suffisamment tôt sous la forme d’un tableau final, ne permettrait-il pas de faire naître une attente chez le public ? Cette voie serait totalement opposée à celle suivie par le projet de Super Ligue, ou encore par l’UEFA ces deux dernières décennies, et a fortiori la réforme devant entrée en vigueur pour 2024, la communication faite autour de ce tournoi ne sera pas noyée par la communication des autres compétitions. Également, l’intensité physique et émotionnelle des rencontres n’en serait que renforcée.
Cette séparation des compétitions dans le calendrier permettrait également de mettre en valeur la Ligue Europa, l’autre compétition européenne de clubs organisée par l’UEFA. En la plaçant à un moment différent, elle ne se jouerait plus à l’ombre de sa grande sœur, le jeudi soir. Ceci ne manquera pas d’en renforcer les audiences, et donc de faire rentrer des liquidités.
L’intérêt de ces mesures n’est pas de ressusciter un football d’antan, mais bien d’inventer un football du XXIe siècle qui soit plus juste, plus raisonnable et qui ne concourt pas à placer l’argent au-dessus de tout.